On savait que les civilisations étaient mortelles, on pensait que les empires l’étaient aussi. Mais voilà qu’on découvre que la tentation impériale refait surface autour de nous.
A quoi pensez-vous exactement ?
D’abord, bien sûr, à la Russie, qui tente depuis le début du siècle de reprendre le contrôle des anciennes républiques soviétiques, indépendantes et souveraines depuis l’effondrement de l’URSS, la Russie qui mène, depuis bientôt un an, une guerre de reconquête coloniale en Ukraine.
Pourtant, on aurait dû voir venir. Depuis une quinzaine d’années, l’étoile rouge des Soviets et ses accessoires : le marteau et la faucille, avaient disparu au profit de la résurrection de l’aigle bicéphale doré de l’Empire des tsars. L’aigle a repris son vol aux murs de tout bâtiment officiel, sur les drapeaux, bannières, et étendards, au côté des trois couleurs du pays : le blanc, le bleu, le rouge.
Dans le même ordre d’idées, le Tsarévitch, fils de la prétendante actuelle au trône impérial de Russie, la Grande-Duchesse Maria Vladimirnova, s’est marié il y a deux ans dans un palais pétersbourgeois prêté par POUTINE, avec un faste jamais vu depuis la chute de l’État tsariste en 1919 – pensez donc : plus de 1.500 invités. La haie d’honneur était assurée par un détachement de cadets de l’armée russe d’aujourd’hui.
Et le char de cet État-là se doit de n’être à nul autre pareil : Boris ELTSINE se faisait véhiculer en MERCEDES ; mais Vladimir POUTINE a fait concevoir et réaliser une limousine blindée à cent pour cent russe, un monstre doté, comme un avion, de leurres destiné à détourner tout missile tiré dans sa direction. Son nom : AURUS Senat. 6,70 de long, deux mètres de large, pour près de trois tonnes, et un moteur développant 600 chevaux. Bon, on ne dit pas au bon peuple russe qu’elle roule grâce aux travaux développés par des motoristes allemands et français, et que la réalisation a été confiée à la succursale en Russie de l’Américain FORD.
Ces éléments de prestige ne doivent pas être pris pour quantité négligeable : ils nourrissent le mythe nationaliste, selon lequel la Russie, forcément éternelle, est un pays à part sur la planète, un pays dont le destin est de s’étendre géographiquement et de s’entourer d’États-vassaux qui lui servent de bouclier de protection contre les menées malveillantes, ourdies par des gouvernements étrangers, envieux et belliqueux.
Mais il n’y a pas que la Russie à céder aux vertiges néo-impériaux ?
Non, le Président de la Turquie, Recep Tayyip ERDOĞAN, se verrait bien à la tête d’un Empire ottoman reconstitué. Mais il s’y prend plus discrètement que son homologue russe – son pays est membre de l’OTAN et candidat à l’Union européenne (candidature qui a, il est vrai, peu de chances d’aboutir favorablement).
Cependant, peu à peu, il rogne et réduit l’héritage de Mustafa KEMAL, le père d’une Turquie moderne, industrielle, et laïque. A ISTAMBOUL, la reconversion de la Basilique Sainte-Sophie en mosquée signe le retour d’un Islam traditionnel, religion d’État.
Le discours de M. ERDOĞAN est désormais critique vis-à-vis de ses alliés théoriques, de l’Union européenne, des États-Unis ; il intervient militairement en Syrie et en Iraq, où il s’en prend aux populations kurdes, tout en posant en médiateur entre la Russie et l’Occident. Outre les Kurdes, il dénonce l’œuvre satanique d’un prédicateur octogénaire, pourtant de longue date exilé aux États-Unis, qu’il rend responsable tout à la fois du tarissement de l’investissement international en Turquie, de la chute de la Livre turque, et de l’inflation galopante. En pleine guerre d’Ukraine, il bloque la candidature de la Suède à l’OTAN, au motif que STOCKHOLM refuse de lui livrer des dissidents turcs, réfugiés en Scandinavie, qu’il qualifie de terroristes, et que les autorités suédoises n’interdisent pas les manifestations contre sa personne. Enfin, les incidents en Mer Égée avec les garde-côtes grecs ont repris, alors que M. ERDOĞAN prétend étendre ses eaux territoriales en Méditerranée, dans une zone de prospection pétrolière relevant de la souveraineté de Chypre.
Vous ne nous parlez pas de l’Empire austro-hongrois – pourquoi ? Personne ne veut le réhabiliter ?
Non. Mais le lointain souvenir laisse aujourd’hui encore des traces dans l’inconscient collectif des Autrichiens, qui ont des circonstances atténuantes : pas un bâtiment public, à VIENNE, dont la taille et la munificence ne rappelle qu’il a été conçu pour administrer un vaste empire prospère et multiculturel. La façade de l’hôtel-de-ville viennois est plus longue et plus imposante que celle de la Maison-Blanche à WASHINGTON. Or, depuis 1921, l’Autriche est réduite aux proportions d’un petit pays alpin.
Ce qui contribue à tenter d’exister en se montrant désagréable avec d’autres pays de l’UE ; ainsi, la semaine dernière, la ministre autrichienne de la Défense a-t-elle affirmé que jamais son pays n’enverrait la moindre arme aux Ukrainiens ; à ses côtés, pour répéter le même engagement, se tenait le ministre de la Défense de la Hongrie.
Heureusement, les Européens ont (au moins) peu à redouter d’une quelconque tentation austro-hongroise d’un futur de retour vers le passé.
D’un mot : et l’Allemagne ?
A l’époque contemporaine, elle n’aura constitué un empire que pendant quarante-sept ans, et le souvenir, plus récent, du Troisième Reich la met durablement à l’abri de toute nostalgie hégémonique – comme on peut le constater ces jours-ci.
Entretien réalisé par Laurence Aubron.