Chaque semaine, Quentin Dickinson revient sur des thèmes de l'actualité européenne sur euradio.
Cette semaine, Quentin Dickinson, vous nous emmenez Outre-Manche…
L’histoire commence dans un petit village côtier du nord du Pays de Galles, CRAIG-y-DON, 3.424 habitants. Indispensable, au centre de la vie dans des dizaines de milliers de ces localités rurales au Royaume-Uni, il y a le bureau de poste, installé le plus souvent chez un marchand de journaux et de confiserie. Dûment agréé par la Poste britannique, ce petit commerçant reçoit le titre ronflant de Sous-maître des Postes. Parallèlement à ses activités commerciales, il dérive un modeste complément de revenu de la gestion des lettres et des colis, ainsi que du paiement des pensions de retraite.
C’est un portrait idyllique de la campagne anglaise que vous nous dépeignez, Quentin Dickinson.
Hélas, pas tant que cela, vous l’allez voir. Mais retour à CRAIG-y-DON. Le Sous-maître des Postes du lieu, Alan BATES, constate de façon régulière que l’ordinateur de gestion qu’il vient de recevoir affiche des sommes importantes, théoriquement entre ses mains, mais qui sont de loin supérieures à la somme se trouvant effectivement dans le tiroir-caisse réservé aux opérations postales. Ses appels répétés à l’assistance technique de la Poste n’aboutissent à aucune solution ; le différentiel entre l’écran et l’encaisse ne cesse de s’accroître. On approche des dix mille Livres sterling (à peu près le même ordre de grandeur en Euros).
Après avoir invoqué des erreurs de la part de M. BATES, la Poste finit par le soupçonner de détournement de fonds, révoque son agrément, porte plainte contre lui, et réclame la restitution de la somme manquante, ce dont il n’a évidemment pas les moyens. Ruiné, vu avec suspicion par le village qui jusque-là n’avait que louanges à leur endroit, Alan BATES et son épouse se demandent ce qu’il leur arrive.
Et, en effet, quelle est l’explication de leur malheur ?
Revenons en arrière. En 1991, la Poste britannique veut donner un coup de neuf à sa gestion comptable, basée sur des bordereaux, le papier-carbone, et des calculatrices mécaniques, gestion restée quasi-inchangée depuis la fin du dix-neuvième siècle. Pour cela, elle se lance avec enthousiasme dans le monde merveilleux de l’informatique, dont ses dirigeants n’ont aucune expérience. Elle s’associe avec le ministère chargé des pensions et fait appel à une petite entreprise britannique, qui lui vend un logiciel paré de mille vertus, et baptisé Horizon. Après une brève période d’essai, les quelque huit mille petits bureaux de poste du Royaume-Uni en sont équipés. Cependant, méfiant, le ministère des pensions se retire du jeu. Ensuite, l’entreprise informatique est rachetée par le géant japonais FUJITSU, qui reçoit un très juteux contrat d’installation, de gestion, et d’entretien du nouveau système. Et c’est là que le drame commence.
Qu’entendez-vous par là ?...
A M. BATES, la Poste explique qu’un ordinateur ne saurait se tromper, que l’erreur ne peut être qu’humaine, et que, de toute façon, il est le seul des Sous-maîtres des Postes de tout le pays à rencontrer des problèmes.
Mais, par hasard, Alan BATES apprend que l’un de ses collègues se plaint aussi du logiciel Horizon. Hasard aussi, à CRAIG-y-DON habite une ancienne directrice des Services fiscaux centraux, spécialiste de la fraude comptable. Hasard toujours, un journaliste de la radio locale de la BBC, Nick WALLIS, a vent de l’affaire. Nous sommes en 2009. Peu à peu, ce trio s’aperçoit que ce sont des centaines, voire des milliers de Sous-maîtres des Postes qui sont acculés par une machine, devenue folle. Ils s’organisent en comité national, et, avec leurs faibles moyens, vont s’affronter à une institution britannique, jusque-là puissante et respectée.
Et quelle est alors la réaction de la Poste ?...
Obstinément, elle persiste à défendre son logiciel. Mieux, elle poursuit en justice tous ceux qui ne peuvent payer les sommes réclamées par elle ; plus de 700 personnes seront ainsi condamnées, et quantité d’entre elles iront en prison. Des suicides sont signalés, y compris chez des proches. Mais, de mieux en mieux organisés, soutenus par un financement participatif et un cabinet d’avocats engagés, les rebelles commencent à marquer des points.
Comment cela, Quentin Dickinson ?
D’abord dans les médias. Pendant plus de dix ans, Nick WALLIS ne lâche pas prise, encouragé par son employeur, la BBC. Et un premier succès est arraché devant les tribunaux. Faute d’avoir le beau rôle dans l’opinion, la Poste contre-attaque sur le front judiciaire : leur objectif, moralement abject, est de multiplier les recours et les reports, de façon à épuiser les ressources financières de l’Alliance pour la Justice, le nom de l’association des postiers lésés. Mais la vérité est en marche, et, désormais, rien ne paraît pouvoir l’arrêter.
La Poste jette l’éponge, et passe un accord avec l’Alliance. Elle ne reconnaît aucune responsabilité, mais accepte de mettre en place un système de compensation et d’indemnisation des victimes d’Horizon.
Alors, tout est bien qui finit bien ?
Non, pas immédiatement. C’est que la Poste renâcle, conteste certains montants, tarde à verser les sommes dues. La plupart des victimes auront attendu une vingtaine d’années avant de toucher de l’argent, qui ne pourra que très imparfaitement compenser des vies brisées. Des dizaines d’anciens postiers sont morts avant que leur honneur leur soit rendu.
Et, il y a quelques jours, l’on apprenait que la Poste est poursuivie par le fisc britannique pour avoir déduit de ses impôts le montant des compensations accordées. Celles-ci sont dues à un bon millier de victimes, mais la liste de celles-ci s’allonge chaque semaine.
Empêtré, le gouvernement frôle l’inconstitutionalité en envisageant de faire voter par le parlement une loi générale, afin de blanchir et d’exonérer tout postier lésé, pour éviter les délais supplémentaires que supposerait le traitement individuel des dossiers par la justice. La Poste annonce qu’elle sera en faillite si le ministère des Finances – c’est-à-dire les contribuables – ne vole pas à son secours. De l’avis général, cette affaire constitue le déni de justice le plus retentissant de l’histoire contemporaine du Royaume-Uni.
On en est là.
Pourquoi, au fond, est-ce que vous avez tenu à nous raconter cette lamentable affaire, Quentin Dickinson…
…parce qu’il faut se dire qu’à l’aube de l’ère de l’intelligence artificielle, croire que la machine est infaillible et qu’elle agira toujours dans l’intérêt de l’humanité est un leurre. Souvent, l’invention échappe à son créateur ; OPPENHEIMER et FRANKENSTEIN pourraient en témoigner. Et il faut encourager les institutions européennes à demeurer à la pointe mondiale de la régulation informatique et de la protection des données. Le Génie doit toujours rester emprisonné dans sa bouteille.