Chaque semaine, Quentin Dickinson revient sur des thèmes de l'actualité européenne sur euradio.
Dans presque tous les pays de l’Union européenne, les agriculteurs manifestent en masse ces jours-ci contre leur sort, mais ce n’est ni nouveau, ni ce que l’on a pu connaître de plus violent, QD…
Vous avez raison. Rembobinons. Nous sommes en mars 1971. Après une série de manifestations en France, en Italie, aux Pays-Bas, une concentration est décidée à l’appel du COPA-COGECA, l’organisme syndical qui représente au niveau européen le secteur agricole.
Venus des six pays de la CEE de l’époque, ce seront plus de cent mille agriculteurs qui déferleront, trois jours durant, sur le centre de BRUXELLES. Des rues entières autour de la Gare du Midi sont saccagées, le feu est mis aux véhicules et au mobilier urbain, l’éclairage public, les feux de circulation, les arbres sont abattus. L’intervention désordonnée et brutale de la Gendarmerie fera monter davantage la tension.
Le gaz lacrymogène, dont il est fait un usage déraisonnable, pénètre dans les appartements des riverains. Touché à la tête par un tir de grenade, un agriculteur wallon succombera à ses blessures. Plus d’une centaine de ses camarades devront être hospitalisés. De nombreux automobilistes sont pris au piège entre deux charges, leurs véhicules vandalisés. Un touriste suisse verra même sa Rolls-Royce partir en fumée.
Mais quelle était la raison de ce mécontentement ?...
Parlons plutôt de désespoir collectif. Le Commissaire européen à l’Agriculture, le socialiste néerlandais Sicco MANSHOLT, lui-même ingénieur agronome, avait à gérer la Politique agricole commune, inaugurée neuf ans auparavant. Le principe de base consistait en une subvention accordée en fonction du volume de production de chaque ferme. Mais, très vite, on s’est aperçu que ce système se traduisait par une forte incitation à la production, bien au-delà des besoins du marché, avec des surplus dont on ne savait que faire – et des coûts exorbitants pour le budget européen.
Le correctif proposé, le Plan MANSHOLT, visait à promouvoir une agriculture fortement mécanisée dans de vastes exploitations, car, c’est vrai, le morcellement des terres et les petites fermes perdaient chaque année de la rentabilité. Mais, à terme, ledit plan prévoyait la disparition de la moitié des dix millions d’agriculteurs de la CEE ainsi que le reboisement ou la mise en jachère de cinq millions d’hectares.
Mais pourquoi tant de violence ?...
D’abord, on l’a un peu oublié, parce que les manifestations étaient bien plus dures – et plus durement réprimées – qu’aujourd’hui (quoiqu’en pensent ceux qui n’ont pas connu les grands mouvements sociaux de l’après-guerre). Il faut aussi comprendre le contexte du moment : cette année-là, le cours de la viande de porc couvre à peine les coûts de production, celui du lait est bloqué, et celui des pommes de terre est au plus bas.
Et, surtout, il y a une perte générationnelle de repères chez ces centaines de milliers d’agriculteurs et d’éleveurs, habitués comme leurs aïeux à négocier de gré à gré leur production au marché du bourg voisin, et qui ne saisissent pas facilement que leur interlocuteur, désormais, c’est une administration paneuropéenne à BRUXELLES. On peut les comprendre.
Peut-on dire qu’en soixante-deux ans d’existence, la PAC a beaucoup changé ?...
Elle s’est en tout cas remarquablement complexifiée, si l’on se remémore les trois seuls principes de 1962 : unicité paneuropéenne des marchés agro-alimentaires ; préférence communautaire plutôt qu’importations ; solidarité financière entre les six pays-membres.
C’est surtout cet aspect financier qui guidera les réformes et réglages successifs et à ce jour de la PAC, d’abord, pendant plus de trente ans, avec les quotas laitiers, et, ensuite, avec les aides directes conditionnelles. Car, entretemps, la production agro-alimentaire a cessé d’être la seule composante de la PAC : sont apparues la notion de gestion de la ruralité, les préoccupations environnementales, la garantie des normes de qualité et d’origine, la responsabilité vis-à-vis des consommateurs.
Mais qu’est-il devenu de la préférence communautaire et de l’unicité des marchés agricoles ?...
La préférence communautaire – que l’on redécouvre depuis peu – aura été régulièrement battue en brèche par l’ouverture du marché de l’UE aux productions extra-européennes, par le biais de conventions de libre-échange avec de très nombreux pays hors-UE. Et quant à l’unicité des marchés, elle se manifeste effectivement par les niveaux des cours, mais pas par les coûts de production, systématiquement plus bas dans les nouveaux États-membres en Europe centrale et orientale.
Tout cela appelle évidemment une correction d’ensemble – mais soyons clair : l’Union européenne ne fera pas l’économie d’une refonte totale de sa Politique agricole commune dans la perspective de l’adhésion de l’Ukraine, poids lourd mondial de l’agriculture. Ce n’est pas pour demain, mais cela sera, et mieux vaut s’y préparer dès aujourd’hui.