Mouvement social ou politique, discipline scientifique... l'agroécologie est décidément un terme que tout le monde connait, rejette ou revendique. Dans cette chronique, Edith Le Cadre-Barthélémy, professeure à l'Institut Agro Rennes Angers, décrypte, sur euradio, les différents sens de ce mot.
Aujourd’hui Edith Le Cadre, vous nous invitez à examiner la perspective du temps long
L'augmentation exponentielle de la population et la demande croissante de nourriture qui en résultera au cours des prochaines décennies poussent le secteur agricole à adopter un système de production alimentaire plus gourmand en terres.
Au regard de cet enjeu, la transformation croissante des paysages naturels en terres agricoles menace d'aggraver la dégradation et la destruction des écosystèmes nécessaires à nos autres besoins comme la régulation du climat ou des maladies.
Si bien que les communautés rurales sont soumises à de multiples facteurs de stress renforcés par l'évolution rapide des marchés agricoles, la faible accessibilité aux services et aux possibilités de main d’oeuvre, et la négligence des décideurs politiques.
C’est un scénario bien noir, si les phénomènes climatiques extrêmes sont pris en compte…
En effet Laurence, si je prends l’example des pluies intenses qui se sont déroulées récemment dans plusieurs pays, ces pluies extrêmes peuvent augmenter l’érosion des sols, et donc affecter la fertilité des sols et la capacité de rétention future en eau et donc à terme menacer la sécurité alimentaire et le revenu agricole.
Or, certaines solutions agroécologiques peuvent mettre du temps à se mettre en place, le soutien des politiques publiques et de l’engagement de la société entière est nécessaire pour la transformation de nos systèmes alimentaires et de production.
Vous parlez de transformation et non pas d’adaptation, est ce à dessein ?
Oui, car la transformation requiert des efforts plus importants lorsque les conditions actuelles ne sont plus tenables, le point où nous sommes actuellement. C’est un discours difficile à tenir actuellement, mais l’actualité politique notamment, ne doit pas nous faire oublier que le changement climatique et l’érosion de la biodiversité sont toujours en toile de fond. Aujourd’hui nous sommes en phase électorale du parlement européen, il reste important d’en parler.
Pourquoi est-ce aussi délicat de parler de long terme à votre avis Edith Le Cadre ?
Les solutions sont souvent définies de manière réductrice, en se concentrant uniquement sur un sous-ensemble d'impacts et en ignorant les compromis potentiels entre les éléments du système. On sait pourtant que les changements de la température moyenne, de la répartition des espèces ou des régimes de précipitations sont très susceptibles d'altérer les fonctions des écosystèmes et, par conséquent, les fonctions des agroécosystèmes. Si bien que la capacité à long terme à faire face à des événements météorologiques extrêmes pourrait ne pas être suffisante dans un contexte de changement climatique.
Il existe des intérêts contradictoires entre les acteurs d’un territoire c’est à dire tous ceux qui y vivent et donc pas seulement les agriculteurs et agricultrices
Il est donc difficile de définir ce que pourrait être un agroécosystème "collectivement souhaitable". Cet agroécosystème collectivement souhaitable serait une sorte de nouveau contrat social entre l’agriculture et les autres activités mais aussi avec le vivant
Il faut donc définir un "inconnu commun" – c’est à dire un objet partiellement inconnu qui faire l'objet d'une conception collective. Contrairement aux situations où les acteurs négocient le partage de ressources dont les propriétés et les valeurs sont considérées comme connues, lorsqu'ils explorent collectivement une inconnue commune, ils peuvent renouveler les identités et les valeurs de ces ressources et donc valoriser et capitaliser les connaissances et les expériences locales.
À cette fin, au lieu de chercher à planifier et à contrôler l'innovation environnementale dans les paysages agricoles, les politiques publiques pourraient fournir des instruments de soutien plus souples visant à faciliter la gestion de l'innovation : par exemple en finançant l'expérimentation dans les exploitations agricoles ou les réseaux d'innovation des agriculteurs soutenus par les services de vulgarisation. Surtout, au lieu de fixer des objectifs fixes que les acteurs locaux seraient censés atteindre, ces instruments pourraient favoriser la flexibilité en donnant aux acteurs locaux une plus grande marge de manœuvre pour définir les problèmes et les solutions innovantes en vue d'une meilleure gestion.
Existe t’il des cadres de travail permettant d’appréhender le temps long ?
Des cadres d’études appliqués sur le temps long ont été appliqués sur des villes, mais les résultats ne peuvent pas être transférés aux zones rurales qui sont affectées par des pressions et des circonstances socio-économiques différentes.
Enfin, le long terme est difficilement compatible avec l’empirisme pour tester les solutions, ce qui tend à reposer l’essentiel des scénarios sur la modélisation. Or, les modèles doivent être calibrés avec des séries temporelles réelles car la complexité des interactions et leur évolution dans le temps est incroyablement complexe.
Pour des systèmes agroécologiques la modélisation des interactions dans le temps et dans l’espace est un défi scientifique immense – qui a besoin également de temps long et d’investissements pour faire progresser et proposer des outils qui permettront de tester in silico et éviter de faire prendre des risques ou bien pour tester les solutions de terrain afin de proposer des adaptations par contextes.
Comment faire alors aujourd’hui ?
Faire et apprendre en marchant donc accepter de ne pas tout savoir pour débuter la transformation dont nous avons urgemment besoin.
Mais également accepter le partage des savoirs et de gouvernance, et investir dans l’éducation et la recherche
Un entretien réalisé par Laurence Aubron