Chaque semaine sur euradio, Perspective Europe, l'association du master "Affaires européennes" de Sciences Po Bordeaux, revient sur l'actualité bruxelloise et européenne.
Bonjour, Yanis ! Alors, quoi de neuf en Europe ?
Bonjour Laurence, et bien aujourd’hui, nous nous attardons un instant sur le dernier communiqué de presse de la Commission européenne relatif aux demandes d’asile. Adoptée mercredi dernier, cette communication officielle a validé la possibilité, pour certains États membres, de suspendre temporairement le droit d’asile au nom de la protection des frontières de l’Union Européenne contre “l’instrumentalisation des migrants” - ce sont les termes de la CE - par la Russie et la Biélorussie.
Et cet avis de la Commission n’arrive pas dans n’importe quel contexte n’est-ce pas ?
Oui, cette décision concerne notamment la Pologne, dont le Premier ministre Donald Tusk avait dévoilé il y a deux mois le projet de suspendre temporairement le droit d’asile, un principe pourtant consacré par le droit de l’UE et le droit international. Depuis 2021, la Biélorussie, avec le soutien de la Russie, organise ce que l’Union appelle une "instrumentalisation des migrants” en poussant des milliers de personnes, souvent issues de pays comme l’Éthiopie, la Syrie ou la Somalie, à tenter leur chance aux frontières de l’UE dans ce qui est parfois appelé une guerre hybride, dont l’objectif serait de déstabiliser l’Europe en exploitant les vulnérabilités de sa politique migratoire. Ainsi, selon la Commission, les arrivées irrégulières depuis la Biélorussie ont augmenté de 66% en un an. Notons enfin que cet avis rendu ne concerne pas seulement la Pologne, mais tout Etat qui se trouverait dans une situation similaire, parmi lesquels on peut citer la Finlande, qui vient juste d’introduire une loi d’urgence allant dans le même sens.
Cette décisions semble donc être présentée comme une réponse à une situation de crise, mais est-ce vraiment légal de suspendre le droit d’asile ?
Rappelons déjà qu’en l’espèce, nous avons bien affaire à une Communication de la Commission Européenne, c’est à dire un instrument non législatif, et non contraignant qui n’établit ni droits ni obligations juridiques pour les Etats membres, mais qui cherche plutôt à orienter les interprétations du droit de l’UE et coordonner les pratiques entre les Etats membres. Maintenant, en ce qui concerne le fond, l’exécutif européen a posé des conditions strictes : ces suspensions doivent être proportionnées, temporairement limitées, et strictement nécessaires. Et surtout, elles doivent respecter un principe fondamental : celui de non-refoulement, selon quoi un Etat ne peut pas renvoyer des migrants dans des pays où leur vie serait en danger, où ils risqueraient des persécutions ou de mauvais traitements. Si plusieurs ONG, ainsi que des eurodéputés dénoncent une légalisation du refoulement, la Commission s’en est défendue assurant qu’elle rappelait, par sa communication, “le droit en vigueur et les mesures exceptionnelles possibles dans des situations d‘urgences très bien encadrées”. Mais dans la pratique, c’est là que le bât blesse. Sur le terrain, Amnesty International et d’autres ONG dénoncent des violations flagrantes du principe de non-refoulement, en Pologne par exemple. D’ailleurs, il est intéressant de rappeler que Bruxelles a pendant des années critiqué les pratiques de refoulement illégales et était mêmé allée jusqu’à émettre un avertissement explicite à la mi-octobre, rappelant à Varsovie son "obligation d'assurer l'accès à la procédure d'asile", précisant que la suspension du droit d’asyle était contraire à la loi de l’UE.
Donc, si je comprends bien, la Commission accepte des pratiques qu’elle dénonçait jusqu’ici ?
Yanis : Oui, et c’est là tout le paradoxe. Aujourd’hui, elle adopte une position plus ambivalente, sous prétexte de répondre à une "guerre hybride". Cela peut refléter un nouveau cap politique en Europe où de nombreux États membres connaissent un virage sécuritaire - un virage qui, nous l’avons vu lors des élections en juin dernier, s’étend même à des pays traditionnellement plus ouverts, comme l’Allemagne ou la Suède qui font partie des pays européens ayant accueilli le pliuis de réfugiés lors des crises de 2015 et 2016.
Justement, Yanis, ce virage politique semble s’accélérer. Quels pourraient en être les moteurs ?
Il y aurait plusieurs facteurs, Laurence. D’abord, une montée des gouvernements nationalistes d’extrême-droite dans de nombreux pays européens, le déploiement efficace de leurs discours axés sur la protection des frontières, la souveraineté nationale, et de leur rhétorique performative sur un prétendu sentiment d’épuisement teinté de Darwinisme social dans les sociétés européennes. Ensuite, la pression des crises successives : l’invasion de l’Ukraine, l’instabilité au Moyen-Orient et en Afrique, et l’augmentation des flux migratoires en général.
Et quels risques ces politiques de durcissement pourraient-elle faire peser sur l’avenir de l’Union ?
Il semble que le principal danger soit que ces mesures d’urgence finissent par devenir permanentes. Amnesty International parle d’une "nouvelle normalité" qui verrait les droits fondamentaux être relégués au second plan, sous couvert de sécurité. Prenons l’exemple de la Pologne : si la suspension du droit d’asile est justifiée par la situation actuelle, qu’est-ce qui empêchera d’autres pays d’en faire autant pour des raisons moins graves ? Cela pourrait affaiblir le système européen d’asile et éroder l’esprit des valeurs fondamentales de l’UE. Et puis ensuite, il y a le risque de divisions internes. Certains pays, comme l’Allemagne, continuent malgré tout d’insister sur la nécessité d’une immigration régulée, en mettant en avant, par exemple, la contribution positive des réfugiés syriens dans son économie et dans certains secteurs clés comme la santé, là où d’autres prônent le renvoi systématique, ce qui crée des tensions.
Pourtant, l’Union a annoncé des initiatives pour équilibrer ces enjeux, non ?
Oui, et c’est important de le souligner. La Commission a renforcé son soutien financier : 170 millions d’euros supplémentaires ont été débloqués pour moderniser les équipements aux frontières, avec une répartition entre la Pologne, la Finlande, et les pays baltes, par exemple. Elle insiste aussi sur la coopération entre États membres et sur la création de voies légales de migration, pour éviter que des personnes désespérées empruntent des routes dangereuses.
Et sur le terrain, est-ce que ces mesures de coopération fonctionnent ?
Pas toujours. Il y a encore des désaccords majeurs entre pays. La Pologne et la Hongrie, par exemple, refusent de participer à un mécanisme de répartition des demandeurs d’asile. Et côté ONG, on reproche à l’UE de criminaliser la migration avec des mesures comme la nouvelle directive contre le trafic de migrants, qui pourrait punir même des actes de solidarité.
Un dernier mot pour conclure, Yanis ?
Oui, Laurence. Ce qu’on voit aujourd’hui, c’est une Europe à la croisée des chemins. D’un côté, elle cherche à répondre à des défis sécuritaires légitimes ; de l’autre, elle risque de trahir ses propres principes de solidarité et de respect des droits humains. Il faudra trouver un équilibre, mais ce ne sera pas simple, surtout dans le cadre d’un débat public sur l’immigration galvaudé par les a priori et les discours remplis de fait alternatifs…
Un entretien réalisé par Laurence Aubron.