Patricia Solini nous partage sur euradio sa passion pour la culture contemporaine sous toutes ses formes. Théâtre, danse, littérature, peinture... À consommer sans modération !
C’est au théâtre que vous nous emmenez cette fois pour deux récits de vie aux antipodes l’un de l’autre, dîtes-vous, ça s’est passé dans le cadre du Festival TNB à Rennes, racontez-nous.
Deux pièces de théâtre, deux atmosphères, deux temporalités. L’une dure une heure à peine, l’autre se raconte en près de 3 heures, l’une se conjugue à la première personne tandis que l’autre est chorale à trois voix, l’une déambule dans la lumière blanche des cimaises du musée des Beaux-arts tandis que l’autre s’installe dans l’obscurité d’une salle, sur des tapis orientaux. Les souvenirs fragmentés de l’une restent légers, ceux de l’autre nous accablent. L’une se passe en France en pleine clarté, l’autre en Iran dans l’opacité.
Donc des récits autobiographiques mis en scène très différemment, de quoi s’agit-il ?
La première pièce se nomme « L’agrume », du récit éponyme de l’écrivaine Valérie Mréjen, histoire d’une histoire amoureuse avec Bruno, baptisé l’agrume, tendance citron, ce fruit certes rafraîchissant mais qui pique, comme disent les enfants. Une comédienne nous entraîne dans la quête de ce Bruno, ses mots, ses petits gestes, ses affections, ses trahisons. Au travers de plans de ville, celui de Paris, de post-it couverts de mots, d’images, de références cinématographiques, tout cela scotché au mur mais aussi de livres posés au sol, d’un téléphone à fil et à touches et d’un lecteur de cassettes que les moins de 40 ans, voire plus ne peuvent pas connaître.
Nous y sommes, c’était du temps des « Deschiens » à la télé, avant l’Internet, avant le téléphone portable, avant l’immatérialité. On conservait des traces, une voix aimée sur un répondeur, des mots écrits sur des post-it. Mais Bruno se cache, Bruno se dérobe, l’enquête nous mène d’une longue attente au cinéma à l’infinissable trajet en métro pour retrouver Bruno, là-bas dans sa banlieue. Le plus drôle pour les plus de 40 ans, retrouver le souvenir de l’attente devant le téléphone et l’invocation pour qu’il sonne enfin, surtout ne pas bouger, ne pas sortir des fois que !
Mais quand une histoire commence par : « Nous étions assis sur un banc près des Halles, sous une espèce de pergola en bois. Il faisait bon. Il m’a dit je ne t’aime pas. », on se doute que l’histoire de Valérie n’a pas survécu : « En fait, il ne se passa rien : le téléphone n’a plus sonné. Ça n’a pas été trop brutal comme transition. »
Et quel est le sujet de l’autre pièce de théâtre intitulée « Les forteresses », d’une tout autre nature donc, beaucoup plus sombre et accablante ?
Sombre et accablante certes au fur et à mesure des confessions terribles mais heureusement nous sommes dans une guinguette perse et la boule à paillettes et le karaoké de chansons d’amour azéries, interdites par les mollahs, créent des interludes bienvenus desserrant le cœur crispé.
Ce qui est extraordinaire dans cette pièce, c’est que les protagonistes des récits sont tous les quatre sur scène. D’abord il s’agit de trois femmes, trois sœurs, iraniennes, l’une est la mère et les deux autres sont les tantes du metteur en scène, Gurshad Shaheman. C’est le seul homme présent et les trois sœurs s’adressent directement à lui, l’interpellant par son prénom Gurshad pour lui raconter leurs vies, elles qui ne s’étaient pas revues depuis plus d’une dizaine d’années.
Et leurs récits sont portés par les voix de trois comédiennes comme leurs doubles intemporels. Mais elles sont bien là, présentes et nous servent des madeleines et du thé. On écoute leurs monologues, convoquant leurs souvenirs d’enfance, d’adolescence, les études et les maris. Et peu à peu se met en place à travers cette narration intime, l’histoire même de l’Iran, depuis la révolution de 1979 renversant le pouvoir autoritaire du Shah, la guerre avec l’Irak jusqu’à l’arrivée des islamistes et l’exil ou pas.
Trois chapitres d’une heure pour trois tranches de 20 années de vie. Agées d’environ 60 ans aujourd’hui, les trois sœurs ont vécu des événements terribles pour certaines, à cause du régime islamique mais aussi à cause d’un mari violent pour l’une d’elles. La douleur du partir, l’accueil terrifiant en ex-RDA, la dépression, la résilience.
Car c’est peut-être de cela qu’il s’agit aussi, de résilience, surmonter un passé traumatique, ne pas se laisser briser, et vivre enfin.
Vodka pour tous !
À ne pas rater « Les forteresses » de Gurshad Shaheman, tournée début 2024 à Dijon, Besançon et Paris et lire le délicieux livre « L’agrume » de Valérie Mréjen, de seulement 50 pages.