Patricia Solini nous partage sur euradio sa passion pour la culture contemporaine sous toutes ses formes. Théâtre, danse, littérature, peinture... À consommer sans modération !
Vous avez eu envie de nous raconter la dernière exposition de Sophie Calle au musée Picasso à Paris même si celle-ci vient de se terminer, pourquoi ?
Parce que j’ai été tellement emballée, amusée, émue par cette première rétrospective de l’artiste Sophie Calle qu’il faut absolument vous précipiter si jamais elle a une suite ailleurs. Le titre : « À toi de faire, ma mignonne », comme aurait pu lui dire sa mère aimée mais qui ne prenait pas très au sérieux le travail de prospection autobiographique de sa fille. Quand son père, grand collectionneur d’art contemporain, la soutenait, lui, sans réserve.
Désormais seule au monde, sans parents, sans compagnon et sans enfants, cette rétrospective de Sophie Calle, âgée de 70 ans, sous un vernis humoristique dresse le bilan d’une vie d’artiste où réalité et fiction sont indissociables. L’origine du projet, c’est l’invitation faite par le musée Picasso pour le cinquantième anniversaire de la mort de l’artiste catalan. Ça se termine par la mise en scène au musée des biens de Sophie Calle, mobilier, bibelots œuvres d’art, animaux naturalisés, vêtements, lettres, livres qu’elle a fait inventorier par les commissaires-priseur·euses de chez Drouot. Mais aussi l’inventaire des projets avortés, abandonnés, pas aboutis auxquels l’artiste, pleine d’esprit, donne la forme d’un catalogue raisonné de l’inachevé. Et l’exposition s’achève elle sur la disparition de ses parents et l’évocation de la sienne propre, surtout l’après.
Cela semble à première vue très morbide donc cette exposition ?
Dans son journal intime, sa mère avait écrit : « Sophie est tellement morbide qu’elle viendra me voir plus souvent sous ma tombe que rue Boulard. » Ce à quoi Sophie répond : « Moi, pour éloigner la mort, j’ai photographié des cimetières, filmé ma mère mourante, tenté d’organiser la répétition générale de mes funérailles, possédé un caveau à Montparnasse avant d’en déménager pour raisons familiales, disséminé chez moi des enveloppes qui contiennent autant de testaments rédigés dans l’urgence avant chaque voyage. Pour ensuite passer à autre chose. »
Et donc quelles sont ces autres choses auxquelles s’intéresse Sophie Calle ?
L’œuvre de Sophie Calle a, vous l’avez compris, une dimension fortement autobiographique et tourne autour de la problématique de la disparition. Mais Sophie Calle s’intéresse aussi aux autres et leur donne la parole en sollicitant leur mémoire. Ainsi le magnifique travail sur la cécité, comme à Istanbul, où ayant subitement perdu la vue, des aveugles évoquent leur dernier souvenir du monde visible. Un trentenaire décrit ainsi l’agression qui lui a fait perdre la vue. Une autre série convoque la représentation de la beauté chez des non-voyant·es de naissance. Comme ce triptyque composé du portrait d’un jeune garçon, de la photographie d’un champ d’herbe et d’un texte qui raconte : « Le vert, c’est beau. Parce que chaque fois que j’aime quelque chose, on me dit que c’est vert. L’herbe est verte, les arbres, les feuilles, la nature… J’aime m’habiller en vert ».
L’artiste matérialise aussi les souvenirs de peintures disparues suite à un vol dans un musée de Boston dans les années 90 et dont il ne reste que les cadres. À côté de la photographie du cadre vide en situation dans le musée, le récit du regardeur est imprimé et mis sous verre. La question est passionnante. Comment se souvient-on d’une œuvre ? Comment s’inscrit-elle dans notre mémoire ? Souvenir visuel ou affectif ? Tentez donc l’expérience sur une œuvre que vous pensez bien connaître.
Et quel est le rapport avec Picasso et le musée qui lui est dédié ?
Elle est très maligne, Sophie Calle. Car Picasso est partout et nulle part. Véritable tour de force de l’artiste. J’ai adoré les salles où sont présentées des photographies de tableaux recouverts de papier Kraft ou blanc. Ils sont là les Picasso. Sous le papier. Venue visiter le musée durant le confinement, l’artiste s’est trouvée face aux tableaux emballés de papier en guise de protection. Quoi de mieux pour quelqu’un qui travaille sur la disparition ? Elle expose donc les photographies de ces tableaux et amorce ainsi la question du regard, le sien, le nôtre. Aux visiteur·euses frustré·es de ne pas voir de « vrai » Picasso, « Prise de remords dit-elle je vous offre un tête -à-tête avec La Célestine » pour rappel, la Célestine a un œil aveugle.
Et puis il y a Guernica, le grand tableau, qui se trouve au Museo Reina Sofia à Madrid. Évidemment il est absent. Ayant appris qu’une dizaine d’artistes américain·es se sentant en faillite devant Guernica conservé au MOMA de New-York durant la seconde guerre mondiale, avaient proposé d’unir leurs talents pour relever le défi, Sophie Calle décide de rassembler les œuvres de 200 artistes de sa propre collection pour occuper une surface de 27,0824 mètres carrés, celle du chef d’œuvre de Picasso.
En résumé l’œuvre de Sophie Calle est riche et dense et ses catalogues sont de magnifiques objets, comme Erratum où l’artiste raconte les histoires des objets de sa collection à l’instar de Picasso qui disait « Il faudrait pouvoir montrer les tableaux qui sont sous le tableau ».
Vous pouvez retrouver Sophie Calle dans l’exposition « À partir d’elle. Des artistes et leur mère », une exposition dédiée aux regards posés par 25 artistes sur leur mère. C’est au Bal, espace d’exposition, dans le 18ème à Paris jusqu’au 25 février 2024.