Chaque mercredi sur euradio, Patricia Solini nous partage sa passion pour la culture contemporaine sous toutes ses formes. Théâtre, danse, littérature, peinture... À consommer sans modération !
Vous avez assisté à une représentation théâtrale plutôt classique au Théâtre National de Bretagne à Rennes, en famille précisez-vous, racontez-nous.
Ce premier samedi de février, à 15h, se jouait la pièce « Comme tu me veux » de l’auteur sicilien Luigi Pirandello, mise en scène par Stéphane Braunschweig, directeur actuel de l’Odéon-Théâtre de l’Europe à Paris.
Pour la famille, il s’agissait, pour certains de découvrir enfin cet auteur historique italien, décédé en 1936 ; pour d’autres, ce texte précisément qu’ils ne connaissaient pas ; les plus jeunes, 16 et 22 ans, eux, intéressés davantage par la représentation elle-même et sa mise en scène.
Que raconte donc cette pièce de théâtre ?
La pièce commence en 1928, à Berlin où une jeune femme, danseuse de cabaret, se perd dans la jouissance et les excès, aussi déboussolée que la ville elle-même, dix années après la fin de la grande guerre et le traité de Versailles humiliant, où les germes du fascisme croissent et prospèrent. Un italien la reconnaît comme étant l’épouse disparue depuis dix ans de son ami Bruno Pieri, à Udine en Italie du Nord. La question sera : est-elle Cia, diminutif de Lucia, l’épouse disparue après les sévices infligés par les soldats autrichiens ? Ou la danseuse joue-t-elle à être ce qu’on veut qu’elle soit parce que sa vie est merdique et pourquoi pas en changer. Quels sont les intérêts des un·es et des autres ? Usurpatrice ou pas ?
Vous avez deux heures !
Comment êtes-vous sortis de ces deux heures ?
Si le déjeuner iodé fut quelque peu réparateur des insomnies ou de la semaine de travail fatigante, il le fut nettement moins pour l’agilité de nos petits neurones s’engluant dans une sieste espérée quand les lumières se sont éteintes. Eh oui le cerveau se met illico en veille dans l’obscurité. Il fallut donc lutter pour garder l’œil et la conscience alertes. À la sortie d’aucuns affirmaient que le texte n’avait aucun intérêt, la preuve on pouvait fermer un œil et se retrouver au même endroit : être ou ne pas être Cia, that is the question ! Les jeux de mots fusaient : qu’est-ce que c’était Chiant ! L’autre se déclarait content du texte au contraire, ce qui lui donnait envie de s’atteler à la lecture des autres écrits de Pirandello. Le plus jeune : trop statique, trop lent, seulement deux décors en deux heures ! Le vingtenaire s’offusquait aussi du coût du décor inutile pour lui, notamment des immenses draperies vertes et des voilages signifiant les espaces et d’un dance floor en miroir.
Donc une pièce sans intérêt, longue et ennuyeuse, si je comprends bien ?
Le lendemain, une fois déblayés les premiers ressentis et autres scories des déclarations spontanées, abruptes et définitives, la famille, en préparant le repas, avançait pas à pas vers une réflexion plus fine autour de cet objet-théâtre que nous avions vu ensemble.
De fait comme devant une peinture, une sculpture, une installation, peut-on émettre un avis lapidaire face à un travail dont la réalisation a pris beaucoup de temps, qui a traversé l’oubli des années, et qui a été soutenu par des personnes compétentes et éclairées ?
La réponse est non. Traduire un texte de 160 pages en deux heures, en images, en mouvements et en sons avec toute la complexité nécessaire est toujours une gageure, que ce soit au théâtre ou au cinéma. Et c’est à nous aussi spectateurs de mouiller notre chemise pour dépasser ce que l’on voit, aller à la rencontre du texte et de son contexte.
Peut-être que cette pièce écrite il y a 94 ans nous est complètement étrangère ?
Pas si sûr que cela. Ainsi les projections monumentales sur fond de scène d’images de villes détruites par la guerre et du visage d’un Mussolini vociférant, matamore d’opérette acteur de tant de souffrances pouvaient faire écho à la guerre en Ukraine et aux images de destruction provoquée par un Poutine monstrueusement effrayant et qui nous touche tous aujourd’hui.
Comment peut-on se reconstruire après la guerre, après l’horreur subie ? C’est aussi la question de Cia : en fuyant la réalité ? Et voit-on vraiment ce qui est déjà là comme la montée des fascismes ou préfère-t’on regarder ailleurs ? Même si Pirandello dans un premier temps adhère au parti fasciste italien en 1924, il prendra ses distances avec le régime, comme tant d’autres, refusant au départ de voir la dictature se mettre en place avec ses lois iniques.
Au final, vous nous conseillez de voir « Comme tu me veux » ?
Oui mais pas après un déjeuner, même iodé.
Prochaine représentation de « Comme tu me veux » texte de Luigi Pirandello, mise en scène Stéphane Braunschweig au Théâtre National de Strasbourg du lundi 27 février au samedi 4 mars.
Entretien réalisé par Cécile Dauguet.