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Alain Cavalier, archiviste de la vie

Alain Cavalier, archiviste de la vie

Chaque mercredi sur euradio, Patricia Solini nous partage sa passion pour la culture contemporaine sous toutes ses formes. Théâtre, danse, littérature, peinture... À consommer sans modération !

C’est de cinéma dont vous souhaitez nous parler cette semaine ?

Quel bonheur que ce dernier film d'Alain Cavalier, ce grand monsieur qui à 91 ans, n’hésite pas à venir à la rencontre de son public avec la même générosité, la même bienveillance, la même écoute qu’il a pour filmer ses proches, ceux·celles qui l’entourent, ceux·celles qui sont devenu·es ses ami·es.

Ça se passait au Cinéma Le Concorde à Nantes où était projeté son dernier documentaire intitulé joliment « L’amitié », réalisé l’année dernière.

Comme dans la série que j’avais adorée, « Six portraits XL » sortis en 2017 où Jacquotte, Daniel, Guillaume, Philippe, Bernard et Léon se racontaient sous l’œil de la caméra du cinéaste, « L’amitié » nous entraîne dans le sillage intime du filmeur chez trois de ses relations professionnelles devenues au fil du temps des amis.

Car c’est du temps dont il s’agit, le temps de la rencontre, le temps qui est passé, le temps à prendre, pour rendre compte au plus juste, au plus vrai de la vie qui s’écoule.

Alain Cavalier se dit « archiviste de la vie », c’est-à-dire qu’il recueille, enregistre et classe. Lui sa technique, c’est la caméra, celle actuelle légère qu’il emmène partout avec lui et qu’il ne lâche quasiment jamais. Il filme tout, lui qui a connu, la lourde machinerie nécessitant deux machinistes, un cameraman et un chef opérateur pour la lumière, il est enfin débarrassé de tout cela, libre comme l’air, comme l’écrivain et son crayon, comme le peintre et son pinceau. Jamais intrusive, toujours discrète, la caméra est simplement le prolongement de son œil. La lumière, c’est celle qu’il trouve juste, au moment où il la capte, le son c’est celui de l’instant, à peine rehaussé s’il est défaillant. Aucun artifice, aucun rajout musical, Alain Cavalier filme la vie comme elle est.

Donc aucune fiction, ni cinéma réaliste, ni cinéma naturaliste ?

Oui, Alain Cavalier colle à la réalité, il n’y a aucun semblant. Cela paraît simple. Il faut quand même avoir son œil, son regard, son écoute, son expérience pour que ça marche, ainsi que des amis qui lui font une totale confiance.

L’amitié, ce sont donc trois portraits de trois amis rencontrés à des périodes professionnelles. Le premier se nomme Boris Bergman, un beau mec de 78 ans, avec ses cheveux argentés, son œil malicieux, son perfecto noir. Il a rêvé de monter sur scène comme chanteur, il écrira pour Alain Bashung. C’est suite à un projet de film, hélas abandonné, que le cinéaste, le chanteur et le parolier se sont rencontrés. Derrière l’œil-caméra d’Alain, nous nous faufilons dans l’appartement pas vraiment fen shui de Boris et sa compagne Mako. Il chantera « Vertiges de l’amour » accompagné de deux compères guitaristes. Les longues caresses de la caméra sur ses avant-bras blancs, à la peau qui se plisse et qui se tâche, disent tout du temps qui passe. Pas de déclarations, ni de discours, ni d’explications, ni de « je vous raconte ma vie », l’œil-caméra retient un sourire, un regard tendre, un bout de chocolat sur la table, une chansonnette en yiddish, un mug de thé, un massage des mains pour donner de l’énergie, une jolie lumière sur le beau visage de Mako.

Est-ce que les portraits s’enchaînent les uns aux autres ?

Après avoir quitté Boris chantonnant en yiddish dans les rues de Paris, on découvre Maurice dans son lieu de travail et dans l’appartement parisien à mi-chemin entre le Panthéon et le Jardin du Luxembourg ou encore dans la résidence en Normandie, avec sa compagne Florence Delay, écrivaine. Maurice Bernart lui rêvait d’être metteur en scène, il a fait producteur de cinéma indépendant, c’est un monsieur âgé de plus de 90 ans, so chic. On dirait un objet précieux et fragile dont il faut prendre soin. Nous nous faisons tout petits derrière Alain pour ne pas troubler cette intimité sereine. Quand Maurice se retire, après le repas, non pas pour la sieste, mais pour méditer, dit-il, le petit trou à sa chaussette nous ravit, comme un accroc qui invite la vraie vie dans ce beau décor.

Puis c’est au sous-sol aménagé par lui dans sa maison, qu’il a bientôt fini de payer au bout de 20 ans, que Thierry Labelle nous reçoit. De navigateur sur un voilier de 12 mètres, son grand rêve, il est passé à coursier pour prothésistes dentaires en scooter. La vie ne semble pas lui avoir fait trop de cadeaux. Pourtant, c’est toujours avec le sourire et l’œil rigolard qu’il raconte ses démêlés avec la police pour ses excès. Engagé pour son film « Libera me » en 1993, hélas, comme dit pudiquement Alain Cavalier, le film n’a pas trouvé son public, Thierry n’a pas pu changer de destin. Il nous montre les campanules tout heureux qu’elles colonisent les bordures de sa cour, sa tortue en voie d’hibernation et joue avec le fauteuil roulant électrique de sa compagne utile pour faire les 6 kilomètres pour se rendre à l’hôpital. Nous ne la verrons pas, mais nous l’écouterons.

Le cinéaste semble intervenir très peu en fin de compte dans ces portraits filmés ?

C’est vrai. Il intervient peu et on ne l’aperçoit que furtivement dans le miroir d’un ascenseur ou un reflet dans une vitre. Sauf lorsqu’il demande à ses amis et leurs compagnes de raconter leur rencontre amoureuse. Il nous avouera que pour lui, c’est la faiblesse du film. Pourtant, c’est toujours drôle d’entendre la version de la rencontre contredite par l’autre.

Cependant si Alain Cavalier s’est libéré de toute contrainte technique et donc d’équipe pour glaner librement ses images, le cinéaste avoue avoir besoin du regard, de l’échange, voire même des silences de sa compagne, Françoise Whidoff pour coller au plus juste du portrait lors du montage.

Chacun des portraits nécessite environ 7 heures d’images pour un montage de 40 mn.

Un documentaire à recommander donc ?

À 100 %, deux heures à partager l’amitié puissante, l’attention extrême à l’autre et à découvrir au final un portrait en creux du cinéaste s’interrogeant sur les destins contrariés, le corps vieillissant, et bien sûr l’amour.

Sortie au cinéma le 26 avril 2023

L’amitié, documentaire d'Alain Cavalier par Alain Cavalier

Entretien réalisé par Laurence Aubron.