Chaque mercredi sur euradio, Patricia Solini nous partage sa passion pour la culture contemporaine sous toutes ses formes. Théâtre, danse, littérature, peinture... À consommer sans modération !
C’est d’une artiste oubliée Chana Orloff et d’une de ses sculptures spoliée et retrouvée, celle de Didi son fils, dont vous voulez nous parler. Pourquoi ?
Ça se passe au musée Zadkine et au musée d’art et d’histoire du judaïsme à Paris. C’est comme un miracle, conjointement on redécouvre les œuvres d’une artiste oubliée par l’histoire de l’art et le retour très tardif de l’une de ses œuvres majeures, la sculpture de « L’enfant Didi », son fils unique, spoliée en 1943.
Il s’agit de la première exposition monographique dédiée à Chana Orloff depuis 1971 et « L’enfant Didi », est enfin rentré au bercail depuis le 26 janvier 2023, après avoir disparu des radars pendant 80 ans. Car c’est en 2008 seulement que l’on retrouve sa trace aux Etats-Unis par un mail du possesseur qui souhaitait un certificat d’authenticité de la famille. Il fallut quinze années de tractations pour que l’œuvre retrouve ses véritables propriétaires, qui en ont fait don au musée d’art et de judaïsme. Parfait exemple d’œuvre spoliée aux juifs par l’occupant allemand et par le gouvernement de Vichy et enfin restituée.
Cette mère et son fils, réunis 100 ans après leur séparation, par la transcendance de l’art et par-delà la mort et l’oubli et moult péripéties dramatiques, nous émeuvent profondément.
Quelle est donc l’histoire de l’artiste Chana Orloff ?
Mes difficultés, disait Chana Orloff, furent d’ « être juive, femme et mère ».
Juive parce que née dans une famille juive en 1888 qui dut fuir les pogroms de l’empire russe et émigrer en Palestine en 1905. Elle se débrouillera seule à Tel Aviv comme couturière, elle a 20 ans. Elle débarque à Paris à 22 ans pour obtenir un diplôme de couturière et fait son apprentissage dans la maison de couture Paquin. Enfin des études à l’école des arts décoratifs et une première exposition au salon d’automne de 1914. Elle est proche de Soutine, Ossip Zadkine et Modigliani. Son ascension sera quelque peu fulgurante puisque douze ans plus tard Chana Orloff, sculptrice, métier peu commun aux femmes, commande sa maison-atelier à Auguste Perret, le futur architecte de la reconstruction de la ville du Havre. L’artiste est devenue une portraitiste en vogue chez les gens de lettres et autres personnalités du monde des arts.
Mais en tant que femme, elle perdra son mari Ary Justman, poète polonais, père de son fils Didi, emporté par la grippe espagnole 3 ans après leur mariage, en 1919. Chana se retrouve veuve à 31 ans, mère d’un enfant d’un an, Elie surnommé Didi.
Hélas l’histoire se répète douloureusement, en 1942, Chana Orloff, prévenue d’une rafle à Paris, parvient à s’enfuir avec Didi en Suisse. Elle n’arrêtera jamais son travail d’artiste et y exposera jusqu’en 1945 où elle rentre à Paris et retrouve sa maison-atelier de l’impasse Villa Seurat, totalement pillée et saccagée parce qu’elle était juive.
Ce sont plus de 140 sculptures qui ont été volées, en plus de tous ses autres biens. Chana Orloff se remettra courageusement au travail et déposera une demande de restitution auprès de la Commission de Récupération artistique. A ce jour seules 2 sculptures ont été récupérées !
En 1949 son exposition au musée d’art de Tel Aviv consacre son talent. Sa renommée est internationale dans les années 1950. Elle réalisera plusieurs monuments commémoratifs après la proclamation de l’état d’Israël en 1948.
Chana Orloff décède à Tel Aviv en 1968 à l’âge de 80 ans.
Que pouvez-vous nous dire des sculptures de l’artiste Chana Orloff ?
Ainsi « L’enfant Didi » de 1921 est une sculpture en bois lisse, c’est un petit bonhomme de 3 ans, droit sur ses pieds, tout en rondeurs depuis ses joues rebondies, sa coupe au bol et son petit ventre rond, vêtu d’une barboteuse sans jambes, les mains dans le dos. Il est sage comme une image. L’épuration des formes pour ne garder que l’essentiel du corps humain en fait une œuvre d’une modernité étonnante. Chana Orloff sculptera d’autres enfants, thème rare à l’époque, comme Ida Chagall, la fille du peintre Marc Chagall, à l’âge de 7 ans.
Mais aussi des maternités, dans les années 1924/25, tout en rondeur, tout en douceur. Les femmes occupent une place centrale dans l’œuvre de Chana Orloff. La danseuse au voile de 1960 est étonnante, comme un corps emprisonné dans son voile de bois. Il y a le plâtre du portrait d’Anaïs Nin, l’écrivaine sulfureuse, en 1934. Sont émouvantes les sculptures de poche d’animaux en plâtre des années 41, seule possibilité de création sous les lois antisémites.
La sculpture en bronze de 1945, « Le retour », c’est un homme assis dans la pose du Penseur de Rodin, inspiré des portraits de rescapés des camps de la mort dessinés par l’artiste. Elle sculpte le néant, la matière est comme déchiquetée, en rupture totale avec son style d’avant-guerre.
Je garde en mémoire la photographie géante de Chana Orloff et de son fils chéri Didi enfoui dans les bras et le corps massifs et protecteurs de la sculptrice, comme un immense écrin d’amour, à la sculpture en bois de Didi pour l’éternité.
Entretien réalisé par Laurence Aubron.
A voir au musée Zadkine « Chana Orloff. Sculpter l’époque » jusqu’au 31 mars, « L’enfant Didi, itinéraire d’une œuvre spoliée de Chana Orloff, 1921-2023 » au musée d’art et d’histoire du judaïsme à Paris.
Et le podcast « À la trace. Histoires d’œuvres spoliées pendant la période nazie » du ministère de la culture pour en savoir davantage