Comme toutes les semaines, nous retrouvons Albrecht Sonntag, professeur à l’ESSCA Ecole de Management, à Angers.
Les années Trump
Aujourd’hui, vous souhaitez dépasser l’enchantement général suscité par le départ de Donald Trump pour alerter sur l’héritage lourd qu’il laisse derrière lui, y compris en Europe.
Bien sûr, je n’interdis à personne de pousser un grand soupir de soulagement. « Ouf » – il est parti, ce personnage grotesque, protagoniste d’une farce qui ne faisait même plus rire.
Mais je tiens aussi à rappeler que Trump n’est pas un genre de cauchemar dont on se réveille, un peu confus d’abord, puis soulagé quand on réalise que ce n’était qu’un mauvais rêve.
Poussons-le donc, ce « ouf », mais ne sous-estimons surtout pas ce que ces quatre années auront laissé comme empreinte durable. Les médias parlent beaucoup des cicatrices à panser aux Etats-Unis, et d’un multilatéralisme à réparer sur la scène mondiale, mais l’héritage le plus lourd est celui qui pèsera sur la démocratie, sur toutes les démocraties.
Vous pensez à cette campagne nauséabonde visant à délégitimiser le processus électoral ?
Bien sûr, c’est le premier exemple qui vient à l’esprit. Les élections sont un pilier central de la démocratie, et abreuver l’espace médiatique avec des messages destinés à propager une contre-vérité avec agressivité et insistance, en l’absence de toute preuve tangible, vise à l’ébranler de manière quasi-irréversible. Et au vu du nombre d’individus qui continuent de croire à des fraudes inexistantes, il n’a pas vraiment échoué dans son entreprise de démolition de la confiance. Il a certes perdu contre les institutions, mais il a abîmé la légitimité du vote de manière durable dans la tête d’un grand nombre d’électeurs.
Evidemment, on peut toujours se dire que cela ne se passera pas ainsi dans les démocraties consolidées d’Europe où le processus électoral est autrement mieux organisé et jouit toujours d’une confiance largement partagée. Qui plus est, les candidats vaincus, même avec un grincement de dents, semblent décidés à respecter la norme non-écrite du consentement du perdant.
Croisons les doigts. Mais il y a d’autres héritages de l’ère Trump, peut-être moins visibles, mais au potentiel tout aussi destructeur pour toutes les démocraties. Et je ne parle même pas des attaques répétées contre la séparation des pouvoirs, comme le traitement réservé à l’indépendance du pouvoir judiciaire ou l’idéologisation malsaine du paysage médiatique.
Vous faites référence aux milliers de mensonges ou d’insultes disséminés sur Twitter ou ailleurs ?
Pour les insultes, vous avez peut-être vu la compilation « best-of » publiée par le New York Times il y a quelques jours. Archivage impressionnant.
Bien sûr, Trump n’a pas inventé l’usage des insultes et des calomnies, des mensonges et des demi-vérités dans le combat politique. Ils ont toujours existé, dans tous les types de régimes d’ailleurs, démocratiques ou autoritaires.
Mais il a poussé la déformation de la vérité à de nouveaux extrêmes. Ce n’est pas par hasard si les néologismes « post-vérité » et « vérité alternative » se soient imposés définitivement dans le dictionnaire durant son mandat.
Ce refus de l’existence d’une vérité factuelle et objective est bien entendu très étroitement corrélé à un dénigrement systématique de la science, fondé sur un anti-intellectualisme tout aussi systématique. Le déni du changement climatique ou de la dangerosité du coronavirus, ce ne sont que les symptômes les plus flagrants.
En tournant la page Trump, on ferait bien de se rappeler que ses déformations permanentes de la réalité n’ont pas été désavouées. Au contraire. En quatre ans, il a gagne onze millions de nouveaux électeurs, et sa défaite n’est dû qu’à une mobilisation sans précédent du camp adversaire.
Et comme le virus de la COVID, les virus anti-démocratiques propagés par Trump passent aisément les frontières.
Je résume : ouf de soulagement autorisé, mais la vigilance reste de mise !
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Image: kalhh