Comme toutes les semaines, nous retrouvons Albrecht Sonntag, professeur à l’ESSCA Ecole de Management, à Angers.
Je sais que vous aviez préparé un autre sujet pour aujourd’hui, mais comme je n’ignore pas que vous êtes un chercheur qui a beaucoup travaillé sur le football ces dernières années, j’ai envie de vous demander : Etes-vous surpris par l’ampleur des réactions à la disparition de Diego Maradona depuis hier ?
Non, je ne suis pas surpris par l’émotion soulevée par cette nouvelle. Je suis plutôt surpris qu’on s’en étonne !
Il y a deux semaines, vous vous souvenez, j’ai mentionné les nombreux ouvrages consacrés aux « lieux de mémoires ». C’est exactement de cela qu’il s’agit. Diego Maradona est un lieu de mémoire, dans lequel se cristallisent les souvenirs de toute une génération (la mienne, soit dit en passant, vu que j’ai seulement deux ans de moins que lui).
Je comprends bien, et je vois aussi que c’est un formidable personnage de roman, une biographie extraordinaire, mais cela me paraît quand même un peu disproportionné. Après tout, ce n’est qu’un footballeur !
Vous n’êtes sûrement pas la seule à avoir cette réaction. Mais la mémoire collective, elle n’a que faire de ce type de catégorisation.
Bien sûr, l’historiographie officielle, celle qui définit ce qui est, dans le sens du terme, « mémorable », n’a pas tendance à donner une grande place à la culture populaire. Elle scrute l’histoire à travers un prisme élitiste qui finit par être très réducteur.
En 2013, un consortium d’historiens de renom a publié une œuvre collective des plus remarquables : les « lieux de mémoire européens ». Je l’ai dans ma bibliothèque : trois gros volumes de plus de mille pages, plus de 120 chapitres contribués par des auteurs de 15 pays différents – impressionnant !
Cette œuvre a fait suite à un travail remarquable de conceptualisation et de discussions au plus haut niveau intellectuel, lors de nombreux colloques et journées d’études. Résultat : pas un seul mot sur le sport. Aucune mention de la culture pop ou du cinéma. Après tout, ce n’est « que » la culture des masses populaires. Je suis désolé de le dire aussi crument : dans la définition de la mémoire collective, les historiens ont longtemps fait preuve d’une bonne dose de condescendance.
Bien sûr, Maradona n’est qu’un footballeur. Mais que cela nous plaise ou non, le football a une grande signification pour un grand nombre de personnes sur cette planète. En tant que forme de culture populaire par excellence, il ne figure guère dans les livres d’histoire monopolisés par la grande politique et la haute culture. Mais il nourrit sa propre mémoire collective, riche et passionnelle, et il lui érige des « panthéons parallèles », imaginaires, mais bien présents dans les esprits.
Et à l’ère des réseaux sociaux et de leur communication horizontale, la légitimité établie des « transmetteurs de mémoire » accrédités par leur appartenance à l’alite intellectuelle se voit considérablement érodée. La mémoire officielle identifiée par le haut est concurrencée par une « wiki-mémoire » d’en bas. On peut s’en offusquer, mais on peut aussi se réjouir de cette panthéonisation sauvage de la culture populaire.
Des « panthéons parallèles », je retiens la formule.
Même plus si « parallèle » que cela. En 2015, le footballeur Eusebio, ballon d’or 1965, a été transféré au panthéon portugais à Lisbonne quelques mois seulement après son décès !
Ah, d’accord ! Mais ce qui est frappant avec Maradona, c’est qu’il soit à la fois héros national en Argentine et icône universelle.
Je vous donne raison, son impact mémoriel est transnational. C’est qu’il représente quelque chose d’essentiel d’un jeu qui est une pratique sociale universelle. En quelque sorte, il fait partie à sa façon du « Patrimoine mondial de l’humanité ». Peut-être pas dans la définition de l’UNESCO, mais dans ma logique, sans hésitation aucune.
crédits photo: Dani Yako, Public domain, via Wikimedia Commons