Comme toutes les semaines, nous retrouvons Albrecht Sonntag, professeur à l’ESSCA Ecole de Management, à Angers. Il nous présente aujourd'hui deux ouvrages de l'écrivain franco-libanais Amin Maalouf.
Vous êtes prof, vous parlez de démocratie et de libertés civiles en classe, de laïcité et d’Etat de droit – j’imagine que les derniers jours ont été chargés d’émotions pour vous.
C’est vrai, comment ne pas être ébranlé – même dans ma niche confortable de l’enseignement supérieur – par l’assassinat d’un collègue devant les portes de son établissement, pour avoir abordé des sujets jugés proscrits au nom de normes que certains veulent situer au-dessus de la loi républicaine (tout en profitant au quotidien de ce que cette loi offre comme protection des libertés) ?
Pour un enseignant qui cherche à susciter auprès de ses étudiants le doute, la réflexion critique, avec pour but cette émancipation de l’individu que les Lumières nous ont laissée en héritage, un telle irruption de l’irrationnalité brute et violente est source d’une grande tristesse.
Cela m’a rappelé les « tristesses » et les « regrets » avouées par l’écrivain franco-libanais Amin Maalouf dans ses deux essais aux titres évocateurs, à savoir Les identités meurtrières de 1998, et Le naufrage des civilisations, de 2019, tous les deux publiés aux éditions Grasset.
De quoi parle-t-il dans ces deux ouvrages ?
Amin Maalouf est un humaniste, né en 1949 dans ce qu’il percevait comme un environnement de tolérance et d’ouverture, au sein duquel les religions et les langues coexistaient. Ensuite, tout au long de sa vie d’adulte, il a observé les hommes s’enfermer eux-mêmes et les autres dans des carcans identitaires toujours plus exclusifs. Aujourd’hui, il reste abasourdi devant, je cite « ces habitudes de pensée si ancrées en nous tous, (…) cette conception étroite, exclusive, bigote, simpliste qui réduit l’identité entière à une seule appartenance. » (Identités, p. 11).
C’est cette incapacité de l’homme de se penser en tant qu’être humain d’abord, en tant qu’individu aux appartenances multiples, qui conduit à ce qu’il appelle donc le naufrage des civilisations. L’essai du même titre est une fresque assez monumentale, le bilan des sept décennies de sa vie, des événements majeurs dont il a été le témoin, en tant que journaliste, voyageur, ou simple observateur averti.
Bilan pas vraiment reluisant, devant le constat, je cite encore, « de cette aggravation constante et généralisée des tensions identitaires, qui s’est répandue comme une drogue dans les veines de nos contemporains, et qui affecte aujourd’hui toutes les sociétés humaines. » (Naufrage, p. 217)
Ce n’est pas – encore une citation – « en demeurant prisonniers de conceptions tribales de l’identité, de la nation ou de la religion » qu’on évitera un avenir apocalyptique à nos enfants (p. 331).
Le terrorisme, celui du 11 septembre 2001 à New York comme celui du 16 octobre 2020 à Conflans-Sainte-Honorine, n’est que la forme extrême que peut prendre cet emprisonnement. Selon Amin Maalouf, le combat contre le terrorisme mérite bien d’être appelé une guerre, mais il nous avertit :
« La guerre contre le terrorisme se distingue de toutes celles qui l’ont précédée, par le fait qu’elle n’a pas vocation à se terminer. Il n’y aura jamais d’après-guerre. A aucun moment, on ne pourra baisser la garde. » (Naufrage, p. 299).
Ce n’est pas bien réjouissant comme lecture, mais cela a l’air passionnant.
C’est le témoignage puissant et sans ambiguïté d’un observateur éclairé d’un monde qui, lui, l’est de moins en moins.
Et dessine-t-il au moins quelques pistes d’espoir ? Une petite lumière au bout du tunnel ?
A vrai dire, non. Il se réserve le droit, comme moi-même aujourd’hui, d’être simplement désemparé. De comprendre un problème, mais de ne pas savoir comment répondre.
Mais ce n’est pas parce qu’on est désemparé qu’il faut arrêter de défendre le pluralisme des idées, de comprendre ses appartenances comme étant multiples et inclusives, et de promouvoir une laïcité à la fois bienveillante et ferme.
Ça vous va comme lueur au bout du tunnel ?
Je crois que ça me va plutôt bien.