Le « bloc-notes européen » d’Albrecht Sonntag, professeur à l’ESSCA Ecole de Management, à Angers, tous les vendredis sur les ondes d'euradio.
Tel que je vous connais, il y a vingt ans, le 6 octobre 2001, vous étiez sûrement devant votre télévision. Dites-nous pour quelle raison vous revenez sur cette date aujourd’hui.
Vous avez raison, j’étais devant mon poste. Pas question de rater un match des Bleus, champions du monde et d’Europe en titre. Il s’agit du fameux France-Algérie, qu’on voulait « match amical » au sens même du terme, mais dont le surinvestissement symbolique a fait un « match à risque ».
Ce match dont vous parlez, est-ce celui qui n’a même pas été terminé ?
C’est celui-là. De toute façon, il n’y en a plus eu d’autre depuis. Cette première rencontre entre les deux nations sur un terrain de football était censée être un genre de fête de la réconciliation, dont l’idée avait germé dans l’euphorie « black-blanc-beur » de la Coupe du monde 1998.
Le moins qu’on puisse dire est que cette tentative d’instrumentalisation du football a été un échec retentissant. L’équipe de France conspuée dès le réchauffement, la Marseillaise sifflée copieusement, puis, à la 76ème minute, le terrain envahi par un grand nombre de jeunes spectateurs. Ce n’était pas violent, il n’y avait aucune revendication précise, c’était l’expression confuse d’une déchirure identitaire.
Et cela se termine dans le chaos général, malgré la présence d’une bonne partie du gouvernement Jospin. Le match n’est jamais repris, ni rejoué. « Un fiasco qui a laissé des traces », pour reprendre une formule de Thibaud Leplat dans le dernier numéro de la revue « After Foot »
Ce match, et le grand désarroi des sentiments dont il faisait étalage sur les écrans de la nation, était un révélateur de la complexité de vivre et de faire accepter des identités multiples dans les sociétés marquées par un passé colonial ou esclavagiste, souvent les deux à la fois.
J’appelle cela « un lieu de mémoire post-colonial » – une date qu’il est très compliqué à commémorer de manière équitable. Et là, il ne s’agit que d’un match de football. Il y a des anniversaires autrement plus difficiles dans le calendrier de ces semaines d’octobre !
Vous faites référence aux 60ème anniversaire du massacre des manifestants algériens à Paris, le 17 octobre 1961 ?
Bien sûr. On en parlera beaucoup durant les dix jours qui viennent, sur tous les médias. Une fois de plus, Monsieur Macron aura un acte d’équilibrisme verbale très délicat à accomplir, bien que les faits historiques laissent peu de place à l’ambiguïté ou à l’interprétation.
Et au printemps, rebelote ! La commémoration des Accords d’Evian du 19 mars 1962 s’invitera à coup sûr dans la campagne présidentielle.
A chaque fois, c’est un affrontement sur le sens à donner à un passé conflictuel, qui s’inscrit, au-delà du cas binational France-Algérie, dans toute l’histoire du colonialisme.Ces débats, sous-tendus par des émotions très fortes, ne sont pas près de s’estomper avec le temps. Préparez-vous, on entendra beaucoup de prises de parole indignées autour des mots « excuses », « repentance », voire « rente mémorielle », comme l’a formulé le Président lui-même récemment.
Et la France n’est pas le seul pays d’Europe à être confronté à la nécessité de revoir son passé colonial et esclavagiste.
Effectivement, nous sommes nombreux en Europe de l’Ouest à vivre avec un tel passé jamais vraiment soldé sur le plan mémoriel. Belgique, Angleterre, Pays-Bas, Espagne, Portugal, Italie, Allemagne – on a tous du pain sur la planche.
Certains sont plus avancés que d’autres dans ce travail de mémoire peu agréable qui suscite vite des réactions épidermiques.
Mais on n’y coupera pas. Si l’histoire européenne a démontré une chose, c’est bien qu’il faut affronter le passé pour construire un avenir digne de ce nom avec les autres. Et affronter le passé, c’est surmonter le réflexe de déni, s’avouer à soi-même ses propres méfaits historiques, et prendre conscience de leurs répercussions durables jusque dans nos jours, ne serait-ce que sous la forme du racisme ou de la discrimination ethnique. Pas facile, mais nécessaire et salutaire à terme.
Je termine par une recommandation de lecture peut-être un peu surprenante, car issue de la plume d’un acteur de ce célèbre match France-Algérie de 2001. Il s’agit de Lilian Thuram, qui depuis la fin de sa carrière de footballeur, a étudié l’histoire du colonialisme et de l’esclavagisme en profondeur. Son ouvrage « La pensée blanche », sortie il y a un an, fruit d’une recherche bien documentée, vaut vraiment le détour. On n’a pas besoin d’être d’accord avec tout ce qu’il affirme, mais on aura du mal à rester insensible à son appel – dénué de toute agressivité ou incrimination bon marché – à la prise de conscience de chacun.
Comme quoi, le football peut mener loin !
A qui vous le dites ? Je vous mets un lien sur le site.
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