Troisième épisode de notre « spécial Allemagne » avec Albrecht Sonntag, professeur à l’ESSCA Ecole de Management, à Angers.
Après les instantanés historiques d’hier et d’avant-hier, vous vous penchez aujourd’hui sur le présent, marqué par de grandes incertitudes que les longues années Angela Merkel laissent en héritage.
Oui, on pourrait tout aussi bien parler d’« interrogations », ou « pertes de repères », voire même de « déceptions ». Peu importe le choix des mots, l’après-Merkel sera marqué par une importante mise en question d’un cadre doctrinaire qu’on croyait pourtant immuable pendant des décennies.
Qu’entendez-vous par « doctrine » dans ce contexte ?
Disons « des convictions profondes qui orientent l’action collective et délimitent le cadre des options envisageables ».
Jolie définition. Et quelles sont les doctrines qui se voient désormais mises en question ?
Il y en a trois surtout qu’il convient de mettre en avant, car leur mise en cause est particulièrement déroutante pour les Allemands. Ce sont des doctrines fondamentales, qui ont bien servi et auxquelles le pays doit une longue période de stabilité politique, tant en interne que sur le plan international.
La première est la doctrine du « changement par les échanges commerciaux », qui sonne si bien en allemand : « Wandel durch Handel ». C’était le mot d’ordre de la guerre froide, la certitude que le rapprochement avec l’adversaire idéologique allait finir par affaiblir ce dernier en démontrant la supériorité du modèle de société occidental, en l’occurrence celui de la démocratie libérale dans une économie capitaliste. C’était une question de temps.
Et comme souvent, on a du mal à changer ce qui a l’air d’avoir bien marché par le passé. Sauf que les adversaires idéologiques du XXIe siècle sont plus compliqués et plus forts que ceux d’avant. En premier lieu, bien sûr, la Chine. Avec elle, on a beau intensifier et multiplier les échanges, elle se montre parfaitement insensible à l’attractivité présumée de nos valeurs et entend, au contraire, imposer les siennes.
Mais on pourrait tout aussi bien citer la Russie de Vladimir Poutine, résistant autant à des offensives de charme qu’aux sanctions sévères. Ou la Turquie de Reccep Tayip Erdogan. Ou même, à l’intérieur de l’Union européenne, la Hongrie de Victor Orban, imperméable au « Wandel durch Handel ».
Bref, la vieille doctrine ne marche plus. Sans qu’on sache pour autant par quoi la remplacer.
D’où une certaine perplexité sur la scène internationale.
Perplexe, confuse, déconcertée, l’Allemagne de 2021 l’est aussi sur le plan économique et monétaire. La doctrine de la stabilité absolue de la monnaie, rempart contre l’inflation et véritable pilier du modèle allemand d’après-guerre, a été rudement mise à mal par la crise économique et financière de 2008, puis par les crises à répétition de la dette grecque, et encore davantage par la réponse à la pandémie et le saut dans l’inconnu que représente le plan de relance européen.
Une à une, les lignes rouges ont été franchies sous la pression des événements. Cela déstabilise, au sens même du terme.
Puis, troisième doctrine longtemps immuable : le pacifisme. Qu’il était doux de se reposer à l’ombre du parasol américain ! On était membre de l’OTAN, tout en préservant la rhétorique des principes pacifistes du « plus jamais ça » et tout en ménageant une opinion publique opposée à la participation à des missions militaires internationales. On exportait des armes de haute technologie « made in Germany » tout en prêchant la bonne parole des solutions diplomatiques.
Sauf que le parasol américain donne de moins en moins d’ombre. Et qu’il va bien falloir investir dans le sien désormais.
En France, la volonté de disposer d’une capacité d’intervention militaire va de soi. En Allemagne, pour des raisons historiques étonnamment durables, c’est tout autre chose.
Il a du pain sur la planche, le prochain gouvernement. Changer de mode de pensée, ce n’est pas évident.
Oui, les doctrines fondamentales ne sont pas censées être éphémères. Mais le monde évolue vite, et l’Allemagne aura besoin d’évoluer avec.
On en parle demain dans le dernier épisode du « spécial Allemagne » de cette semaine pré-électorale.
Laurence Aubron - Albrecht Sonntag
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