Joséphine Staron est Directrice des études et des relations internationales du think tank Synopia
La guerre en Ukraine dure depuis bientôt 7 mois et beaucoup d’observateurs estiment que le conflit pourrait encore durer des années. A côté de ça, les Européens font face à une inflation record et une crise énergétique sans précédent. Le soutien occidental envers l’Ukraine peut-il encore tenir longtemps, Joséphine Staron ?
C’est toute la question aujourd’hui. Et d’ailleurs, le premier à se la poser, c’est le Président ukrainien lui-même, puisqu’il redouble d’efforts pour continuer d’interpeller la communauté internationale avec deux outils qu’il maîtrise bien : d’un côté, la culpabilisation, et de l’autre la peur de l’extension du conflit à l’Europe. Mais cette communication du Président Zelensky se heurte désormais à des opinions publiques européennes qui font face à des difficultés économiques et sociales importantes.
On assiste en fait à un retournement de situation : au début de la guerre, ce sont précisément les opinions publiques qui ont fait pression sur leurs gouvernements pour qu’ils viennent en aide à l’Ukraine. Mais maintenant, ce sont les chefs d’État qui tentent de faire accepter à leurs populations les sacrifices nécessaires pour continuer à aider l’Ukraine.
C’est d’ailleurs l’objet des dernières interventions du Président français, depuis le mois d’août. Et d’une certaine manière, la question qui se pose est de savoir si nous ne sommes pas allés de toute façon trop loin déjà pour reculer sans que les conséquences soient pires encore.
Le soutien des opinions publiques européennes semble s’étioler en effet. Et on entend de plus en plus de voix s’élever contre les sanctions à l’égard de la Russie, disant qu’elles n’ont aucun impact sur la guerre et que les Européens sont les seuls à en pâtir. Cet argument est-il vraiment tenable ?
Il n’y a pas de réponse simple à cet argument contre les sanctions. C’est vrai que les sanctions économiques et commerciales n’ont jamais mis fin à un conflit, ni en Iran, ni à Cuba. Et ce n’est pas du fait des sanctions que la Russie cessera la guerre qu’elle mène contre l’Ukraine. C’est certain. C’est vrai aussi que les sanctions ne déstabilisent pas que l’économie russe, mais aussi les économies des pays qui les imposent.
Je pense que sur la question des sanctions il faut distinguer le court terme du moyen/long terme. À court terme, les Européens sont perdants et elles n’empêchent pas Vladimir Poutine de pratiquer un chantage au gaz et au pétrole qui provoque la peur chez les Européens. À court terme, l’économie russe est fragilisée mais elle continue d’être largement abreuvée grâce aux exportations de pétrole à des pays tiers, ceux qui n’imposent pas de sanctions à la Russie.
Et même si les citoyens russes, quand ils font leurs courses, remarquent que de nombreux produits ont disparu des étalages, ou que les fabricants de voitures n’arrivent pas à trouver les puces électroniques dont ils ont besoin, et bien leur capacité de résilience du fait de leur histoire est, pour le moment, plus importante que la nôtre.
Donc à court terme les Européens sont perdants, mais à long terme ce seront les Russes ?
L’économie n’est pas une science exacte, encore moins quand elle est mêlée aussi étroitement à la politique. Mais oui c’est en tout cas les prévisions qui sont faites. Et elles se basent sur des éléments tangibles. Si les Russes sont très résilients, ils sont loin d’être idiots. Preuve en est que pour les convaincre de soutenir son action contre l’Ukraine, Vladimir Poutine a dû parler d’une opération spéciale, et non d’une guerre, qu’il n’a pas décrété la mobilisation générale et la conscription obligatoire, rappelons-nous également ces mères qui refusaient de laisser partir leurs fils au front, ou des dizaines de milliers de personnes qui ont fui la Russie au moment de l’invasion le 24 février.
D’autre part, certes la Russie a trouvé d’autres acheteurs pour son pétrole, notamment la Chine, l’Inde ou l’Arabie Saoudite. Mais elle n’est pas en position de force. Contrairement à son partenariat commercial avec l’Europe, avant les sanctions, où elle avait une position dominante puisque de nombreux pays européens dépendaient fortement de ses exportations de pétrole et de gaz, les nouveaux acheteurs vont négocier des tarifs moins avantageux à terme.
La Russie ne retrouvera pas la position ascendante qu’elle avait grâce au marché européen. Et il ne faut pas oublier l’inflation qui est bien plus importante en Russie qu’ailleurs. La Banque centrale russe a d’ailleurs annoncé abaisser son taux directeur de 50 points, à 7,5 % par an. Donc on ne peut absolument pas dire que les sanctions n’auront pas un effet massif sur la Russie. Simplement, il sera un peu retardé.
Et les Européens dans tout ça, en quoi sortiront-ils gagnants au final ?
La guerre en Ukraine a révélé la dépendance irrationnelle et stratégiquement absurde des Européens vis-à-vis de la Russie dans leurs approvisionnements en énergie et matières premières. On l’avait déjà découvert avec la crise sanitaire, mais cette fois vis-à-vis de la Chine. Donc comme dans le cas du Covid, les Européens ont été contraints de revoir leurs priorités et surtout leur modèle économique et commercial.
Aujourd’hui, enfin, la question de l’autonomie stratégique de l’Europe n’est plus uniquement posée par les Français. Jusque-là, on se sentait quand même un peu seuls à prêcher pour une souveraineté et une puissance européennes… Et cette autonomie, elle passe par deux étapes complémentaires : tout d’abord, diversifier nos partenaires commerciaux et nos sources d’approvisionnement pour ne plus dépendre d’un pays ou d’une seule région du monde ; et ensuite, réindustrialiser en Europe tout ce qui peut l’être et faire du principe de préférence européenne un principe clé de la politique commerciale, industrielle et économique de l’Europe.
C’est comme ça qu’on sortira vraiment gagnants de cette crise et de toutes les autres. Mais il faut reconnaître qu’il y a encore un peu de chemin à parcourir…
Entretien réalisé par Laurence Aubron avec Joséphine Staron