La chronique philo d'Alain Anquetil

Est-il raisonnable de parler d’« arrogance » à propos de dirigeants politiques ? - La chronique philo d'Alain Anquetil

Est-il raisonnable de parler d’« arrogance » à propos de dirigeants politiques ? - La chronique philo d'Alain Anquetil

Nous accueillons chaque semaine Alain Anquetil, professeur de philosophie morale à l’ESSCA Ecole de Management, pour une chronique de philosophie pratique.

Aujourd’hui, vous allez nous parler de l’« arrogance », un mot qui est souvent attribué à des personnalités publiques.

C’est un vice qui est imputé à des individus, en particulier à des dirigeants politiques, dont notre président de la République. « Pour Emmanuel Macron, tout l’enjeu sera de défendre son bilan en évitant le piège de l’arrogance », lisait-on sur le site de France Inter avant le débat de l’entre-deux-tours (1). Mais cette accusation particulière a été contestée au motif qu’il ne faut pas confondre l’arrogance avec l’exigence de vérité et la pugnacité (2), ou qu’être résolu n’empêche pas d’être humble (3). 

L’arrogance est utilisée comme un argument dans certains discours politiques…

Oui, parce qu’elle est un défaut majeur du caractère qui, lorsqu’il est attribué à quelqu’un, suscite le blâme, l’indignation, puis la colère, voire la haine – des émotions dont nous parlions la semaine dernière (4). Il faut dire aussi que les personnes qui exercent un pouvoir sont plus facilement la cible de l’imputation d’arrogance, ce qui fait dire à la philosophe Robin Dillon qu’elle est considérée aujourd’hui « comme l’un des principaux défauts de caractère des personnalités politiques » (5).

Pourquoi l’arrogance serait-elle plus répandue chez les personnes de pouvoir ?

La raison se trouve dans sa définition. Emmanuel Kant affirme qu’elle est « une sorte d’ambition par laquelle nous demandons des autres hommes qu’en comparaison avec nous ils s’estiment peu eux-mêmes » (6). Cela signifie, selon Dillon, que l’arrogance implique non seulement de considérer les autres personnes « comme des êtres qui appartiennent à un rang inférieur », mais aussi d’exiger d’elles qu’elles se voient elles-mêmes comme inférieures. Pour l’arrogant, les autres personnes ont une moindre valeur et ne jouissent pas des mêmes droits que lui (7).

L’arrogance se confond-elle avec le mépris ?

Le mépris n’est qu’un aspect de l’arrogance. Le mot latin qui lui correspond vient du verbe arrogare dont le sens est notamment « demander indûment, en réclamant » (8). Ce sens originel intervient dans les deux conceptions contemporaines de l’arrogance que distingue Robin Dillon (9). 

La première affirme que ce vice repose sur une fausse idée de soi-même, de ses mérites ou de sa place dans la société. Parce que l’arrogant se croit supérieur aux autres, il estime qu’il a droit à leur respect (mais lui estime n’avoir aucun devoir de respecter les autres), ou que ses intérêts sont plus importants que ceux des autres. 

La seconde conception repose sur la tendance à croire que tout nous est dû et, de ce fait, à revendiquer des droits ou une autorité sur les autres alors que ces droits ou cette autorité ne sont pas objectivement justifiés. Ici, comme le dit Dillon, les arrogants « pensent qu’ils ont le droit de faire ce qu’ils veulent [et] que le monde existe seulement pour eux » (10). En outre, « ils ont une confiance démesurée en leurs capacités » et croient que leur vision des choses est la seule vision valable (11).

Cela donne un portrait psychologique inquiétant…

Oui, et l’on comprend pourquoi certains politiciens utilisent le mot « arrogance » pour qualifier leurs adversaires – en fait pour les caricaturer, mais ceux qui les écoutent ne pensent pas toujours qu’il s’agit de caricatures. 

Cependant, il est possible que des dictateurs, par exemple, soient arrogants selon l’une ou l’autre conception que nous venons de décrire. Dillon remarque que le vice d’arrogance « corrompt les capacités d’évaluer, de porter des jugements rationnels et d’agir de manière autonome, capacités qui sont constitutives de toute personne humaine » (12). Cela arrive aux dictateurs, avec toutes les conséquences néfastes que l’on peut imaginer.

(1) « Débat Macron-Le Pen : les pièges qu’ils veulent éviter, les attaques qu’ils ont préparées », France Inter, 20 avril 2022.

(2) « Débat de la présidentielle : Emmanuel Macron ‘pugnace’ et ‘exigeant’ mais ‘pas arrogant’, selon la secrétaire d’État Olivia Grégoire », franceinfo, 21 avril 2022.

(3) « Emmanuel Macron face au reproche de l’arrogance », France Culture, 29 octobre 2018.

(4) « La valeur de la colère et de la haine dans les discours politiques », 1er mai 2022.

(5) R. S. Dillon, « Self‐respect and humility in Kant and Hill », in M. Timmons et R. Johnson (dir.), Reason, value, and respect: Kantian themes from the Philosophy of Thomas E. Hill, Jr., Oxford University Press, 2015.

(6) E. Kant, Métaphysique des mœurs, deuxième partie : Doctrine de la vertu, tr. A. Philonenko, 3ème édition, Paris, Vrin, 1985. Dans la traduction française, c’est le mot « orgueil », et non « arrogance », qui est utilisé pour traduire Hochmut.

(7) R. S. Dillon, « Self‐respect… », op. cit.

(8) Dictionnaire historique de la langue française Le Robert, 4ème édition, 2010.

(9) R. S. Dillon, « Arrogance », in H. LaFollette (dir.), International encyclopedia of ethics, John Wiley & Sons, 2019.

(10) Ibid.

(11) Ibid.(12) R. S. Dillon, « Self‐respect… », op. cit.

Alain Anquetil au micro de Laurence Aubron

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