L'édito européen de Quentin Dickinson

Les effets de mode dans les décisions techniques - La chronique de Quentin Dickinson

Les effets de mode dans les décisions techniques - La chronique de Quentin Dickinson

Cette semaine, vous avez débusqué par hasard, dans une petite publication française d’intérêt local, une nouvelle que vous voulez partager avec nous, c’est bien cela ?

Lorsqu’on est en déplacement, on a toujours tort de ne pas feuilleter la presse écrite locale : on y découvre régulièrement des informations qui ne remontent pas jusqu’aux journaux parisiens.

Un exemple récent : dans l’hebdomadaire La Dépêche du Bassin (comprenez : le Bassin d’ARCACHON), je tombe sur un reportage consacré à deux ingénieurs du coin qui ont passé plusieurs années de leur temps libre à concevoir et à réaliser un système qui permet de réduire à néant les émissions nocives des moteurs diesel. Leur invention a été mise à l’essai en grandeur réelle à bord d’un autobus de ligne de l’entreprise KÉOLIS, et la démonstration a été couronnée de succès. Bref, une réussite confirmée.

Et on peut supposer que les grands groupes automobiles se font concurrence pour leur acheter leur brevet et que leur fortune est faite ?

Non, justement, cela n’a intéressé personne. Et nos deux ingénieurs, ayant épuisé leurs économies personnelles, s’apprêtent à jeter l’éponge. Le constat est affligeant, mais explicable : l’invention arrive trop tard, les motoristes et leurs clients sont passés à autre chose, et investir dans ce procédé serait tout au plus rentable à la marge. Cela rappelle qu’en Angleterre et en Allemagne dans les années 1950, d’autres ingénieurs avaient appliqué aux locomotives à vapeur les connaissances avancées de l’époque en matière de métallurgie, des lubrifiants de synthèse, et de maîtrise de la déperdition énergétique. Du coup, ces engins en devenaient à la fois plus fiables et plus économiques au kilomètre parcouru que les locomotives diesel destinées à les remplacer. Mais ces progrès techniques arrivaient trop tard, et, en Europe de l’ouest, les locomotives à vapeur des grandes lignes avaient toutes disparu avant 1970.

On pourrait dire, à la limite, que les grandes décisions techniques subissent comme des effets de mode ?

Dit comme cela, c’est un peu brutal, mais vous avez raison : lorsque des intérêts commerciaux – pas toujours à visage découvert – parviennent à convaincre les décideurs politiques et l’opinion publique que les processus, systèmes, ou équipements de telle ou telle génération technologique sont dépassés, que ce qu’on admirait hier est aujourd’hui désuet et certainement mauvais pour la santé, et qu’un avenir radieux n’existera pas si l’on n’adopte pas sans tarder la novation du moment, eh bien, un grand nombre d’objets et de machines partent à la ferraille, alors qu’ils auraient utilement pu servir encore pendant des années.

J’ajoute que, le plus souvent, les technologies qui leur succèdent nécessitent des décennies de mise au point et des surcoûts difficilement maîtrisables qu’une évolution progressive aurait permis d’éviter.

Et cette tendance reste donc d’actualité ?

Oui, et elle n’est pas prête de disparaître. Il y a vingt ans, on nous assurait que le moteur diesel était l’avenir, qu’il ne
polluait pas l’air ambiant comme le faisait le moteur à essence. Les gouvernements subventionnent donc la transition vers le diesel. Mais, plus récemment, voilà qu’on feint de découvrir que le diesel pollue autant que l’essence, mais autrement, et que l’avenir est à la motorisation électrique. Les gouvernements subventionnent donc la transition vers l’électrique.

Mais vous n’allez quand même pas dire que ce n’est pas une évolution positive ?

Certes non. Mais il est permis de se méfier autant des solutions techniques miracle que des hommes providentiels. Songez que le tout-électrique escamote considérablement les possibilités pourtant prometteuses de l’hydrogène : la production centralisée de ce gaz peut fonctionner grâce à de l’électricité obtenue par des sources d’énergie renouvelables, et n’émet aucun rejet nocif. De plus, les véhicules roulant à l’hydrogène ne s’embarrassent pas de lourdes batteries et bénéficient d’une autonomie identique à celle des véhicules à moteur diesel ou à essence. Et ces véhicules n’émettent pas non plus de gaz d’échappement, juste un peu de vapeur d’eau.

Mais pourquoi ne promeut-on pas davantage l’hydrogène mobile ?

Tout simplement parce que l’inflexion économique mondiale du moment – la mode, pour reprendre votre terme – est à l’électrique… qu’on peut d’ailleurs valablement traiter d’énergie du XIXe siècle.

Du XIXe siècle ?!? Comment cela ?

Rappelez-vous : la première voiture automobile à dépasser les cent kilomètres par heure (c’était une espèce de
suppositoire géant, nommé La Jamais-Contente, pilotée par le Belge Camille JENATZY), c’était une voiture électrique, et nous étions … le 29 avril 1899. Et, largement jusque dans les années 1920, les automobilistes avaient le choix entre des voitures électriques et des voitures à moteur à essence.

Alors, qu’est ce qui a amené à la quasi-disparition des voitures électriques pendant un siècle ?

Sans aller dans le détail, ce sont les intérêts des grands groupes pétroliers internationaux, les futures Sept Sœurs, qui, à l’époque, auront mis moins de dix ans à convaincre les États et le public que l’avenir, c’était la voiture à moteur à essence. Ne cherchez pas plus loin.