Alice Collin est avocate au Barreau de Bruxelles, en droit public et européen. Après avoir étudié les sciences politique et le droit, elle s'est spécialisée en études européennes au Collège d'Europe à Bruges.
Le 4 octobre 2024, la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) a rendu une décision qui constitue un tournant juridique et diplomatique majeur dans le conflit du Sahara occidental. En invalidant les accords agricoles et de pêche conclus entre l'Union européenne (UE) et le Maroc, la CJUE a souligné que ces accords avaient été conclus sans le consentement direct du peuple sahraoui, ce qui constitue une violation du droit international. Sur quoi s’est basé le raisonnement de la Cour ?
Au cœur de la décision de la CJUE se trouve la question du droit à l'autodétermination. Les Nations unies considèrent le Sahara occidental comme un territoire non autonome, dont le statut final doit être déterminé par les populations locales. Le Front Polisario, mouvement indépendantiste sahraoui, revendique l'indépendance de ce territoire, alors que le Maroc considère le Sahara occidental comme partie intégrante de son territoire national depuis le départ de l’Espagne en 1975. C’est dans ce contexte que l'Union européenne a signé en 2019 des accords commerciaux avec le Maroc, incluant des produits agricoles et de la pêche en provenance de ce territoire contesté.
Mais la CJUE a rappelé que le consentement des Sahraouis constitue une condition essentielle à la validité de tout accord commercial qui concerne leur territoire. Cela signifie que la population du Sahara occidental doit être directement consultée et donner son consentement à toute exploitation de ses ressources naturelles. Dans son arrêt, la Cour a également invoqué le principe de « l'effet relatif des traités », qui veut qu'un accord international ne puisse pas lier des tiers sans leur consentement. Or, la Cour a considéré que les consultations menées par l'UE n'ont impliqué que les résidents actuels de la région, sans s'assurer qu'elles représentaient la volonté du peuple sahraoui dans son ensemble. Cette distinction est fondamentale puisqu’une partie de la population sahraouie vit en exil. La CJUE a donc jugé que le processus consultatif n’était pas suffisant pour établir un consentement clair et légitime.
Quelles sont les conséquences de cette décision pour l’Union européenne ?
L'un des points clés de la décision concerne l'accord agricole entre l'UE et le Maroc, considéré comme invalide par la Cour, mais qui a été maintenu pour une période d'un an. La CJUE a expliqué cette période de transition par la nécessité de limiter les graves perturbations économiques qu'une annulation immédiate aurait pu entraîner, en particulier pour les secteurs agricole et alimentaire des États membres de l'UE.
En 2022, les exportations en provenance du Sahara occidental ont représenté un volume significatif de 203 000 tonnes de produits agricoles et de pêche, pour une valeur estimée à 590 millions d’euros. Cela montre l'importance stratégique de ces accords, tant pour le Maroc que pour certains pays européens, notamment l'Espagne, qui bénéficie directement de l'accord de pêche.
Quelle a été la réaction du Maroc à la suite de ce jugement ?
Le Maroc a fermement rejeté la décision de la CJUE, la qualifiant d’"entachée d’erreurs de fait" et d’"errements juridiques". Rabat a dénoncé ce qu’il considère comme un parti pris politique flagrant et une méconnaissance des réalités du terrain. Pour les autorités marocaines, la décision de la CJUE ignore les efforts du pays pour développer la région du Sahara occidental et pour améliorer les conditions de vie de la population locale, que cette dernière soit sahraouie ou non.
Cette réponse marocaine met également en lumière une stratégie diplomatique plus large. Depuis des années, Rabat déploie d’importants efforts pour obtenir la reconnaissance internationale de sa souveraineté sur le Sahara occidental. Le soutien de puissances comme la France et les États-Unis a permis au Maroc de renforcer sa position sur la scène internationale. La décision de la CJUE, en revanche, fragilise cette reconnaissance et pourrait compliquer les efforts du Royaume pour obtenir le soutien de l’Union européenne dans ce dossier sensible.
Faut-il craindre des tensions entre l’Union européenne et le Maroc ?
La décision de la CJUE pourrait avoir des répercussions sur les relations diplomatiques entre l’Union européenne et le Maroc. Jusqu’ici, le Maroc était perçu comme un partenaire stratégique de l’UE sur de nombreux dossiers, notamment en matière de sécurité, de lutte contre le terrorisme, de migration et de coopération économique. Suite à cette décision, Rabat a exigé de l'UE qu'elle prenne des mesures correctives afin d'assurer le respect des engagements internationaux et de préserver les acquis du partenariat euro-marocain.
Cependant, cette exigence met l'UE dans une position délicate. D’un côté, elle doit respecter les décisions de sa propre Cour de justice, qui défend les principes du droit international et des droits des peuples. De l’autre, elle doit préserver des relations diplomatiques cruciales avec le Maroc, un allié important dans la région. Toute tentative de négociation future des accords de pêche ou d’agriculture devra donc s’effectuer dans un cadre plus complexe, où les intérêts économiques et géopolitiques devront être conciliés avec les principes juridiques établis par la CJUE.
Un entretien réalisé par Laurence Aubron.