Tous les mercredis, écoutez Iris Herbelot discuter d'un sujet du secteur spatial. Tantôt sujet d'actualité ou bien sujet d'histoire, découvrez les enjeux du programme européen Hermès, de la nouvelle Ariane 6, ou encore de la place de l'Europe dans le programme Artémis. Ici, nous parlons des enjeux stratégiques pour notre continent d'utiliser l'espace pour découvrir, innover, et se défendre.
Nous nous retrouvons cette semaine pour approfondir un sujet évoqué la semaine dernière dans notre épisode consacré à l’influence grandissante d’Elon Musk : la place de l’Europe dans le programme Artemis.
Un sujet qui méritait son propre épisode ! Alors pour nos auditeurs qui n’auraient pas eu la chance d’écouter le précédent, quelques rappels sur Artemis : c’est un programme états-unien, qui vise à ramener les humains – et quand je dis humains, je parle des Américains – sur la Lune. C’est un programme qui est prévu en quatre temps, quatre missions, où seules la troisième et quatrième prévoient de se poser et de coloniser notre satellite naturel.
Que faut-il savoir d’Artemis, et de la collaboration entre la NASA et l’ESA dans le cadre du programme ?
Je pense qu’il y a deux éléments qui permettent rapidement d’avoir une idée précise de ce qu’est Artemis : d’une, le but n’est pas juste de retourner sur la Lune, c’est d’y mener une occupation durable, si ce n’est permanente. De deux, en 2025, le coût du programme s’élève pour l’instant à 93 milliards de dollars, soit environ 90 milliards d’euros. A titre de comparaison, Artemis, si le programme est mené à terme, représentera le même coût que le budget septennal de l’UE pour le marché unique. On parlait la semaine dernière du fait que l’Europe ne pourrait pas mener Artemis seule, et c’est notamment parce qu’il n’y a pas 100 milliards qui traînent dans les fonds de tiroirs de l’ESA. En plus, il faut bien faire la distinction entre ESA et UE : l’ESA est une agence européenne, mais elle n’est pas une agence de l’Union européenne. Donc l’ESA agrège les intérêts nationaux des pays contributeurs de son budget, mais il n’y a pas vraiment une hiérarchie politique supranationale qui justifierait un programme de cette envergure, et qui a une motivation symbolique forte.
Qu’adviendrait-il de la contribution européenne au programme Artemis si la NASA décide d’arrêter le projet ?
Il y a deux contributions majeures de l’Europe à Artemis, avec deux conséquences différentes dans ce cas de figure. Premièrement, l’ESA est responsable du module de service d’Orion, qui est le module dans lequel les astronautes atteindront la Lune. Donc l’ESA s’occupe de tout le dispositif de propulsion, de navigation… de tout à l’exception de la capsule accueillant les astronautes dans Orion. Donc la majeure partie d’Orion, qui est le cœur du programme Artemis, est faite en Europe, mais l’Europe ne pourrait pas l’envoyer en orbite, même sur un vol commercial américain, parce qu’aucune fusée n’a une coiffe assez grande pour l’instant pour l’accueillir.
En revanche, l’ESA et les entreprises européennes ont des ambitions lunaires propres, même si elles ne sont pas du même ordre que celles d’Artemis.
Et quelle est l’autre contribution majeure de l’Europe à Artemis ?
Elle est politique. Le programme Artemis est une initiative états-unienne, pilotée par la NASA, mais les “Accords Artemis” eux sont un accord international dont les signataires sont des États. Ces accords ont été en partie rédigés par le Département d’Etat américain, donc l’équivalent du ministère des affaires étrangères, et c’est un document qui engage les Etats parties dans un cadre de coopération dans l'exploration civile et l'utilisation pacifique de la Lune, de Mars et d'autres astres. Donc Artemis a permis aux Etats-Unis de créer un club en dehors de la charte onusienne sur les bonnes pratiques du spatial, un club occidental bien sûr, et sous leur égide. Et cette dimension diplomatique d’Artemis est fondamentale, parce qu’elle dépasse très largement le programme (d’ailleurs une grande partie des Etats signataires n’ont pas d’industrie du secteur spatial et pas de velléités d’accès souverain à l’espace). Beaucoup des pays européens, notamment de l’UE et de Schengen, ont signé les accords Artemis comme ils signeraient un traité international de libre-échange : c’est l’assurance de faire partie du cercle qui va faire la nouvelle loi de l’exploration et de l’exploitation du spatial. Ça donne du poids aux accords Artemis, parce que la signature des pays européens, qui ont un secteur industriel très performant, est autrement plus diplomatiquement chargée que les pays d’Amérique latine signataires, qui ont historiquement eu la main forcée par les Etats-Unis pour s’aligner dans l’hémisphère occidentale.
L’Europe a donc des cartes en main pour ne pas subir les caprices d’Elon Musk et Jared Isaacman ?
Absolument, sur ce point l’Europe est bien moins isolée que les Etats-Unis, notamment parce que l’ESA a des partenariats et des contacts avec le grand rival des américains, la Chine. Donc les pays européens pourraient éventuellement se concerter, et se retirer en bloc des accords pour protester si la NASA n’honorait pas ses engagements.
En plus, même si l’ESA ne peut pas se permettre d’avoir les mêmes ambitions que la NASA, notamment du fait du budget disponible qui n’est pas le même, l’agence européen a des ambitions lunaires. Un contrat va être attribué dans les premiers mois de 2025 pour la construction d’un atterrisseur lunaire, Argonaut. Donc on parle d’un rover qui sera équipé pour alunir, explorer, livrer des charges utiles, tout ça souverainement par l’Europe, et qui en suivant les agendas prévisionnels, pourrait très bien être mis en orbite sur une Ariane 6. Tout ça c’est un programme européen, Explore 2040, qui est en dehors du programme Artemis, ne compte pas sur une quelconque participation américaine, et vise vraiment à donner une place européenne à l’exploration lunaire. Donc même si la place de l’Europe dans le programme Artemis était remise en cause, la place de l’Europe sur la Lune, l’ESA a l’ambition de se la faire par elle-même.
Un entretien réalisé par Laurence Aubron.