Avec sa chronique Les femmes ou les "oublis" de l'Histoire, Juliette Raynaud explore "les silences de l'Histoire" (Michelle Perrot) et nous invite à (re)découvrir notre matrimoine oublié, une histoire après l'autre...
Vous connaissez Claudette Colvin ? Le 2 mars 1955, dans le bus qui la ramenait chez elle après l’école, elle refusa de céder sa place à une femme blanche. A 15 ans, elle refusa d’obéir aux lois ségrégationnistes en vigueur à Montgomery, Alabama.
2 mars 1955, Montgomery, Alabama, Etats-Unis
Claudette Colvin a 15 ans. Elle sort des cours et rejoint l’arrêt de bus en utilisant le trottoir qu’empruntent les écoliers et écolières noir·es. Son bus arrive, elle monte, tend son ticket et va s’asseoir au troisième rang de la section réservé aux Noires, près de la fenêtre. Claudette a pu emprunter la travée centrale car il n’y a pas encore de Blanc·hes dans le bus. S’il y avait eu des Blancs ou des Blanches dans le bus, elle aurait dû redescendre et remonter au milieu du bus.
Il ne faudrait pas se frôler.
A Montgomery, sur les 36 sièges que compte un bus, il est convenu que les 10 premiers sont réservés aux Blancs et Blanches et que donc, logiquement, les suivants sont pour les Noir·es. Séparés mais égaux. S’il n’y a plus de places assises dans les premiers rangs et qu’un Blanc ou une Blanche est debout, la personne noir·e du rang qui suit devra lui céder sa place.
L’inverse n’est pas vrai. Séparés mais égaux ?
De plus, comme légalement, une personne blanche ne peut être assise à côté d’une personne noire, ce sont toustes les Noir·es du rang qui doivent se lever pour laisser la personne blanche s’asseoir. Pour qu’une personne blanche s’assoit, 4 personnes noir·es doivent se lever. Debout, assis·e, assis·e, debout. Un jeu de chaises musicales dont le chauffeur du bus est le chef d’orchestre. Un jeu que Claudette connaît par coeur.
Aux abords du centre-ville, le bus se remplit de personnes blanches qui sortent du travail. Quand Claudette émerge de sa rêverie, une femme blanche est debout devant elle et la fixe sans un mot. Claudette connaît les règles du jeu du bus.
Mais Claudette ne bouge pas.
Une femme blanche debout, une adolescente noire assise.
Rien ne va plus.
Le chauffeur, Robert W. Cleere, tente de rétablir l’ordre des choses : « I need this sit » (« il faut libérer ce siège »), dit-il en regardant Claudette dans le rétroviseur.
Habituées au manège, les trois autres personnes assises sur le même rang de Claudette se lèvent. Il faut que 4 personnes noir·es se lèvent pour qu’une blanche s’assoit. Claudette ne bouge pas.
Le chauffeur (blanc) s’énerve, un passager (blanc) aussi, ils aboient : « Lève-toi ! ». Tous les regards sont braqués sur la jeune fille. L’affrontement aura bien lieu mais quelles en seront les modalités ? Insultes ?
Coups ? Le chauffeur sortira-t-il son arme ?
Claudette ne bouge pas.
A l’arrêt suivant, le chauffeur descend chercher deux policiers (blancs) en patrouille. Les 2 hommes montent dans le bus et ordonnent à Claudette de se lever. Elle refuse, arguant de ses droits d’être assise pour un trajet qu’elle a payé (elle veut devenir juge ou avocate). Ils l’attrapent, chacun par un bras, et la descendent du bus. Elle se laisse faire en répétant qu’elle a des droits. Elle a toujours 15 ans. Ils la menottent et la mettent à l’arrière de la voiture, direction le commissariat. Dans le bus, le silence règne à nouveau, celui des Noir·es apeuré·es ou soulagé·es, celui des Blancs satisfaits que tout rentre dans l’ordre (« qu’on emprisonne cette délinquante ! »).
Une jeune fille noire de 15 ans dans une voiture avec 2 policiers blancs à Montgomery, Alabama en 1955. Claudette connaît l’histoire de Gertrude Perkins violée par 2 policiers de Montgomery sous la menace d’une arme puis laissée sur le bord de la route (qui trouva la force de porter plainte mais dont l’affaire fut classée pour « défaut de preuves »). Pendant que les officiers la traitent de « sale pute noire » et font des blagues sur la taille de sa poitrine, Claudette se prépare au pire, au viol, à la mort même, ou à la maison de correction. Claudette se voit déjà condamnée à ramasser du coton jusqu’à sa majorité, 6 ans de travaux forcés. Un casier judiciaire pour celle qui se rêvait avocate.
Parce qu’elle n’avait pas laissé sa place dans le bus en sortant de l’école. La nouvelle de son arrestation se répand. Rosa Parks et Jo Ann Gibson Robinson savent que cette affaire est d’importance. Toutes 2 ont en commun d’être déjà descendues d’un bus sous les insultes et les menaces, comme des milliers d’usagers et d’usagères noir·es. Toutes 2 ont fait le choix de la lutte militante et attendent une occasion de lancer le boycott des bus de Montgomery. Mais des hommes noirs décident que Claudette ne sera pas le déclencheur du boycott : enceinte d’un homme blanc, elle n’est pas un symbole convenable. 9 mois plus tard, le 1er décembre de cette même année 1955, Rosa Parks devint Rosa Parks. Claudette Colvin aurait pu être Rosa Parks et devenir une figureemblématique de la lutte contre la ségrégation raciale aux Etats-Unis. Elle ne fut pas Rosa Parks. Infirmière à la retraite, elle vit toujours, dans le Bronx, à New York.
Pour écrire cette histoire, je me suis inspirée du livre de Tania de Montaigne Noire, la vie méconnue de Claudette Colvin. Je terminerai en citant l’autrice de ce livre que je vous recommande : « Lorsque je vous regarde, je me dis qu’il fallait être quelqu’un pour être celle qui n’était pas Rosa Parks. ».