À l'heure de la mondialisation, l'Union européenne est confrontée à des défis de plus en plus nombreux. Chaque mois, dans "géopolitique européenne" sur euradio, Jenny Raflik, historienne à Nantes Université et chercheuse au CRHIA, décrypte l'actualité de l'Union européenne au regard de son histoire et de ses institutions.
Les 25 et 26 novembre avait lieu un colloque consacré à « Jean Monnet et de Gaulle, deux visions de la France, de l’Europe et du monde ». C’est-à-dire à deux hommes que tout oppose, surtout leur vision de l’Europe ?
De Gaulle et Jean Monnet, ce sont effectivement deux personnages très différents, très contrastés.
Par leurs caractères, tout d’abord : Jean Monnet est discret, c’est l’homme de l’ombre, toujours en retrait. C’est celui qui « inspire ». De Gaulle le surnommera l’Inspirateur. Ce que l’on connaît sous le nom de plan Schuman, ou de plan Pleven, ce sont des idées de Jean Monnet. Mais il reste toujours effacé derrière les politiques. De Gaulle, c’est au contraire, dès 1940, l’homme des grands discours, des formules chocs, des médias, occupant toujours le devant de la scène, même pendant sa fameuse « traversée de désert ».
Ils contrastent dans leur formation, également : Jean Monnet, le négociant en Cognac, est un autodidacte. Il a quitté l’école à 16 ans. Il se forme au gré de ses voyages, en se confrontant au monde. Et il voyage beaucoup. A 16 ans, il part vivre et travailler en Angleterre, à 18 ans au Canada, puis aux États-Unis. De Gaulle, lui, est pétri de ce que l’on appelle à l’époque les Humanités. C’est un grand lecteur, il sera aussi un grand écrivain. Mais il voyage très peu. D’ailleurs, les rares pays qu’ils visitent avant la Seconde guerre mondiale ne lui plaisent pas tellement.
On peut dire que tout les oppose.
Leurs itinéraires les conduisent à se méfier l’un de l’autre, par nature.
De Gaulle se méfie de l’argent et de ceux qui en font métier. Jean Monnet est négociant puis banquier. Jean Monnet se méfie des militaires, il a été marqué par l’épisode boulangiste. De Gaulle choisit la carrière des armées (qui n’est pourtant pas une tradition dans sa famille).
Jean Monnet est un homme de la civilisation atlantique. L’un des Français les mieux informés et les plus introduits aux États-Unis, et ce bien avant la 1ère guerre mondiale. Il vit aux Etats-Unis de nombreuses années, il parle volontiers anglais avec ses collaborateurs. Il admire la démocratie américaine. De Gaulle n’a aucun attrait pour les États-Unis. Il ne les connait pas vraiment avant 1944. Mais la civilisation américaine, et en particulier son aspect matérialiste, lui inspire de la méfiance.
Pourtant, à leur manière, chacun d’eux a un intérêt pour les questions européennes.
Chacun d’eux est conscient que l’Europe DOIT s’unir. Mais évidemment, ils ne mettent pas la même chose derrière l’idée d’unification européenne.
Jean Monnet est convaincu que pour dépasser les facteurs de désunion, il ne faut pas se laisser enchainer par le poids de l’histoire. Il faut dépasser le cadre des identités nationales. D’où la « méthode » Monnet : passer par des intégrations sectorielles, avec des organisations semi-fédérale construites autour d’intérêts communs. Le charbon et l’acier, puis pourquoi pas les transports ou l’énergie atomique civile. Ce sont les domaines auxquels il pense au début des années 1950.
De Gaulle est lui Favorable à une Europe des États, c’est-à-dire un rapprochement des États et des peuples, mais sur une base étatique. Il est hostile à une Europe fédérale. Pour lui, l’histoire et les identités nationales sont indépassables.
Leur regard peut-il nous aider aujourd’hui ?
Indéniablement, tout d’abord car dans l’opposition entre ces deux hommes sur les politiques européennes se trouvent, en quintessence, toutes les problématiques actuelles de la construction européenne, et notamment le rapport de l’Europe et des États-Unis. Jean Monnet veut une Europe ouverte sur l’Atlantique. Mais attention aux idées reçues : il n’est pas partisan d’une Europe vassale des États-Unis. Il veut une Europe sur un pied d’égalité avec les États-Unis.
De Gaulle envisage lui l’Europe comme moyen de se démarquer des États-Unis. En guerre froide, il veut une Europe également indépendante des deux blocs.
Leur affrontement au moment du projet de Communauté européenne de défense tient essentiellement à cette question du lien aux États-Unis. La CED plaçait les contingents de l’armée européenne sous les ordres du commandement suprême de l’OTAN, lequel était américain. Pour De Gaulle, c’est inacceptable. Or, ce débat sur le lien entre défense européenne et Alliance atlantique est toujours d’actualité. Nous en avons parlé de nombreuses fois sur Euradio.
Ils ne sont jamais d’accords sur rien ?
Si, ils sont d’accord sur un point, qui peut aussi nourrir nos réflexions actuelles : Pour Monnet comme pour de Gaulle, seuls les États doivent disposer d’une fonction publique. Monnet, lors de la mise en place de la Haute autorité de la CECA, avait mis en garde contre la tentation des « carrières européenne ». Il redoutait l’émergence d’une bureaucratie lourde, et inefficace. Monnet a toujours préféré des institutions légères, sur mesures. Il avait sans doute pressenti les accusations d’inertie des institutions européennes. Et De Gaulle pose très vite la question de la légitimité démocratique des institutions européennes.
Les deux font échos à des critiques récurrentes adressées à l’Europe actuelle.
Ce colloque était organisé par l’Institut Jean Monnet. C’est un nouveau venu sur la scène des associations européennes ?
Oui. il a été fondé en 2021, notamment par Jean-Marc Lieberherr, qui est le petit-fils de Jean Monner, afin de revisiter l’œuvre de son grand-père en fonction de l’actualité et des défis contemporain. Son objectif est de faire connaitre et comprendre la vision, l’œuvre et la méthode de Jean Monnet et de faire en sorte que son expérience inspire et guide de nouvelles générations.
Jean Monnet écrit dans ses Mémoires : « J’ai toujours pensé que l’Europe se ferait dans les crises, et qu’elle serait la somme des solutions qu’on apporterait à ces crises. ». Et il ajoute : « encore fallait-il proposer ces solutions ». Aujourd’hui, l’Europe fait face à de nombreuses crises : la guerre en Ukraine, la crise énergétique…Elle peut en sortir renforcer. Encore faudra-t-il trouver un nouveau Jean Monnet pour proposer des solutions.
Entretien réalisé par Laurence Aubron.
Bibliographie :
Colloque de l'Institut Jean Monnet : https://institutjeanmonnet.eu/activites/evenements/