À l'heure de la mondialisation, l'Union européenne est confrontée à des défis de plus en plus nombreux. Chaque mois, dans "géopolitique européenne" sur euradio, Jenny Raflik, historienne à Nantes Université et chercheuse au CRHIA, décrypte l'actualité de l'Union européenne au regard de son histoire et de ses institutions.
Jeudi 13 octobre, l’Allemagne et 14 autres pays européens ont annoncé une initiative baptisée « bouclier du ciel européen ». De quoi s’agit-il ?
Ces 15 pays ont décidé de s’unir pour acheter ensemble des systèmes de défense anti-aérien et anti-missiles. Plus précisément, il s’agit de se doter :
- Tout d’abord, de systèmes anti-aérien à moyenne portée IRIS-T SLM, une technologie développée par la firme allemande Diehl ;
- Ensuite du systèmes anti-aérien et anti-missile Patriot : ce système américain est efficace notamment contre les missiles balistiques de courte et moyenne portée
- Enfin, ces pays vont acheter des systèmes anti-missile exo-atmosphérique, en l’occurrence l’Arrow 3 israélien et l’Aegis Ashore américain. Il s’agit ici de se prémunir des menaces balistiques à longue et très longue portée. Pour que les auditeurs se fassent une idée plus précise, l’Arrow 3 est capable d'intercepter des missiles à des altitudes de plus de 100 kilomètres et avec une portée allant jusqu'à 2 400 kilomètres.
C’est donc un renforcement important de la défense européenne ?
Si les ventes se concrétisent, ce sera un renforcement important des capacités de défense européennes, puisque ces systèmes devraient couvrir de façon très complète la défense anti-aérienne et anti-missile de l’Europe baltique, centrale et orientale. Bien sûr, tout cela ne sera pas opérationnel tout de suite. Les Allemands visent l’horizon 2025.
En revanche, c’est un coup dur pour l’industrie de défense européenne. L’Allemagne a pris soin de laisser de côté deux pays européens : la France et l’Italie. C’est-à-dire les deux pays disposant d’une offre en matière de systèmes anti-aérien et anti-missile à moyenne et longue portée : le systeme SAMP/T Mamba et le missile Aster 15/30/Block1NT. Soulignons que le SAMP/T peut à lui seul remplacer l’IRIS-T SLM allemand et le Patriot américain, avec des performances et des capacités supérieures à ces deux systèmes. Le choix n’est donc pas lié à l’efficacité des systèmes choisis, mais bien à des considérations politiques et économiques.
Le choix allemand est donc tourné contre la France ?
Contre la France, et contre l’Union européenne. Car ce n’est pas la première fois que les Allemands favorisent des acquisitions extérieures, notamment américains, contre des projets européens.
Il y a déjà eu l’achat des avions de combat F35 américains, aux dépens du projet d’avion de combat européen – le SCAF. Rappelons le choix du moteur de General Electric pour l’Eurodrone d’Airbus, plutôt que celui de Safran. Ou encore le contrat avec Boeing pour cinq patrouilleurs maritimes.
Provoqué par la guerre en Ukraine, le réarmement européen, et notamment allemand, se fait au détriment des initiatives européennes, a contrario des grandes annonces faites autour du Fonds européen de défense (FED), qui aurait dû favoriser le développement d’une industrie européenne autonome.
Mais comment analyser, expliquer, ces choix ?
Plusieurs pistes peuvent être explorées.
Tout d’abord, les Allemands et leurs partenaires favorisent la défense de l’Europe par rapport à la défense européenne. Le vocabulaire est important : la défense de l’Europe, c’est la défense du sol européen. La défense européenne, c’est la défense mise en œuvre par les Européens. Le projet « bouclier du sol européen » a été annoncé lors du sommet des ministres de la défense de l’OTAN. C’est une initiative de l’OTAN et non de l’UE. Il participe de la défense de l’Europe tout en contrecarrant la défense européenne. Les F35 américains répondent aux normes de l’OTAN, contrairement aux avions européens. Il n’y a pas que les Allemands qui aient préféré le F35 : les Belges, les Polonais aussi… essentiellement pour cette raison.
L’Allemagne, ensuite, s’assure par ces choix le leadership au sein de ce que l’on nomme le « pilier européen » de l’Alliance. Un leadership conquis sur la France. La rivalité entre les deux pays, et la crise actuelle des relations franco-allemandes, est une des raisons de ces choix.
Une autre explication peut être avancée, celle de la crédibilité de la défense européenne.
La défense européenne serait-elle en manque de crédibilité ?
Un autre épisode me semble significatif en la matière : il s’agit de la candidature de la Suède et de la Finlande à l’OTAN.
On sait que ces candidatures suscitent de nombreuses difficultés : elles provoquent un regain de tensions avec les Russes, et, surtout, suscitent des tensions internes à l’OTAN. Furieuse du soutien que la Suède a apporté aux Kurdes, la Turquie s’est opposée à cette candidature. Et menace de nouveau de faire obstacle. Elle exige l’extradition de nombreux réfugiés kurdes. Pourquoi les Suédois tiennent-ils malgré tout à intégrer l’OTAN, au risque de grave compromis avec les Turcs ? Pas pour la coopération militaire avec les armées de l’OTAN. La Suède et la Finlande sont de très anciens partenaires de l’OTAN, et cela ne changera pas grand-chose, en pratique. Essentiellement, c’est pour l’article 5 de l’OTAN.
C’est-à-dire pour la clause de garantie mutuelle en cas d’agression ?
Oui. Mais il est intéressant de regarder cet article de plus près. Que dit-il ? Qu’en cas d’agression, chaque État membre apportera à celui qui est attaqué « telle action qu'il jugera nécessaire, y compris l'emploi de la force armée ». Y compris l’emploi de la force armée. Pas obligatoirement.
Or la Suède et la Finlande, comme membre de l’Union européenne, bénéficient déjà d’une clause semblable. C’est l’article 42.7 de la version consolidée du traité sur l’Union européenne. On y précise : « Au cas où un État membre serait l’objet d’une agression armée sur son territoire, les autres États membres lui doivent aide et assistance par tous les moyens en leur pouvoir, conformément à l'article 51 de la charte des Nations unies ».
À y regarder de plus près, la garantie offerte par l’article 42.7 semble plus ferme que celle de l’article 5 de l’OTAN.
Et pourtant, c’est la protection de l’article 5 de l’OTAN qui est recherchée par les pays candidats.
Oui, et on revient ici à la notion de crédibilité. La garantie offerte par l’OTAN est plus crédible que celle de l’Union européenne. En partie parce qu’elle inclut la garantie américaine. Il y a peut-être là une certaine naïveté des pays membres, car l’histoire nous apprend que les Américains ne se laissent pas entrainer dans une guerre s’ils ne le souhaitent pas. Mais la garantie américaine est recherchée par les pays européens depuis la fin de la Seconde guerre mondiale. Elle rassure, l’opinion publique peut-être autant que les dirigeants.
Et l’OTAN est une vieille dame. À 73 ans, elle est respectée et crainte. Y compris des puissances rivales. Elle est mal connue, dans son fonctionnement ou ses règles, mais elle inspire une sorte de confiance aux opinions publiques des pays membres. Une étude allemande de septembre 2022 révèle que 78% des habitants des pays membres estiment que l’OTAN est essentielle à la sécurité de leur pays. D’après l’eurobaromètre, 49% des Européens font confiance à l’UE de façon générale.
C’est donc bien la bataille de la crédibilité que, pour le moment, l’Union européenne a perdu face à l’OTAN. En termes de défense, la crédibilité est déjà une arme défensive. C’est d’elle que découle la force de dissuasion.
Chronique réalisée par Laurence Aubron.