À l'heure de la mondialisation, l'Union européenne est confrontée à des défis de plus en plus nombreux. Chaque mois, dans "géopolitique européenne" sur euradio, Jenny Raflik, historienne à Nantes Université et chercheuse au CRHIA, décrypte l'actualité de l'Union européenne au regard de son histoire et de ses institutions.
La mer sera le thème des Rendez-vous de l’histoire de Blois, cette semaine. Est-ce que l’Europe a un rapport particulier à la mer ?
22 pays de l’Union ont un littoral maritime, 25 sont des États de pavillon, c’est-à-dire qu’ils ont une flotte. Les zones économiques exclusives de tous les États de l'Union représentent un domaine maritime de 25 millions de km2, soit le plus grand du monde. Avec en outre une dimension planétaire, puisque plusieurs pays membres ont des territoires outre-mer. On peut donc l’affirmer, l’Union européenne est une puissance maritime.
Elle affiche d’ailleurs des objectifs ambitieux dans ce domaine. Elle a adopté en juin 2014 une Stratégie de sûreté maritime, qui a été révisée, et renforcée en 2018.
Depuis 2002, l’Union s’est aussi dotée d’une agence de sécurité maritime.
Cela signifie que la mer représente un cadre particulier pour les questions de sécurité ?
Oui. C’est un espace inhabitable, donc innoccupable au sens militaire classique et, de ce fait, difficilement contrôlable.
L’intervention des États, elle, est assez contrainte, par la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer (la convention de Montego Bay en 1982 entrée en vigueur en 1994). Cette convention établit la souveraineté des États à 12 milles nautiques de mer territoriale, complétée par une zone économique exclusive ( ZEE ) ne pouvant excéder 200 milles. Le reste constitue les eaux internationales.
Or, agir dans une zone sous souveraineté étrangère (telle que la mer territoriale d’un autre État) est une violation du droit international. Il est donc compliqué, souvent, de poursuivre des criminel·les dans ces espaces.
Autre élément de contraintes : dans les eaux internationales, il n’est pas permis d’inspecter des navires par la force sans le consentement de l’État du pavillon, qui juridiquement est le seul autorisé à exercer un pouvoir de police. Certes, à quelques exceptions près, notamment en cas de présomption de piraterie.
La mer est donc un espace de liberté, au niveau juridique. Ce qui y favorise le développement d’activités illégales.
Quelles sont ces activités illégales qui menacent les pays européens ?
On peut classer les menaces actuelles en trois grandes catégories :
La première, c’est la piraterie. Les eaux européennes ne sont pas directement ciblées par les pirates. Mais les Européens sont visés par la piraterie à l’international, non sans conséquence sur leur sécurité (on peut penser aux bateaux de plaisance européens attaqués au large du Yémen il y a quelques années) et sur leur économie. La multiplication des attaques fait peser un risque sur les routes maritimes. Cela provoque des dépenses supplémentaires pour la protection des cargaisons. Cela par conséquence augmente les prix du transport maritime. D’autant que la piraterie est très développée sur les routes maritimes qui relient l’Europe au reste du monde : corne de l’Afrique et golfe d’Aden notamment.
La deuxième menace, c’est la lutte contre le terrorisme. Ici, la menace est multiforme : il peut s’agir de prises d’otages, telles que l’illustrent les exemples de l’Achille Lauro en 1985 et du Silco en 1987. Il peut s’agir d’attaques menées contre des navires civils ou même militaires. Je pense à l’attentat contre le pétrolier français Limburg, en 2002, au large du Yémen. Enfin, les terroristes peuvent utiliser des navires pour transporter ou infiltrer des hommes ou du matériel (explosifs, notamment).
La troisième grande menace, c’est la criminalité organisée, sous toutes ses formes. Menace qui peut rejoindre les premières, car la majorité des activités criminelles transnationales en mer concernent les trafics d’armes et surtout de drogue. Les armes servent aux terroristes et aux pirates, la drogue peut entrer dans le financement du terrorisme…
Comment l’Europe s’organise-t-elle pour répondre à ces menaces ?
Au niveau européen, il existe une force maritime, EUROMARFOR. C’est une force navale non permanente mais aux structures établies, constituée par la France, l'Italie, l'Espagne et le Portugal, dont le commandement est assuré à tour de rôle par les quatre nations, et qui dispose d'une cellule permanente d'état-major. Mais cette force est non permanente. Elle est activée en cas de crise et conçue au cas par cas en fonction des besoins. Et elle peut être déployée dans un cadre européen ou dans le cadre de l’OTAN.
Parallèlement, on peut évoquer quelques opérations maritimes passées :
Face au terrorisme, l’opération Enduring Freedom (coalition internationale sous l’égide des Etats-Unis, mais avec participation des Allemand·es, Britanniques, Français·es, Italien·nes et Hollandais·es, ou Active Endeavour (sous l’égide de l’OTAN), avec participation des Européen·nes membres de l’OTAN…
Face à la piraterie, c’est l’opération ATALANTE qui a été mise en place en décembre 2008, pour lutter contre la piraterie dans le Golfe d’Aden. Cette opération a été la première opération navale de l’UE en tant que telle, avec un contrôle politique exercé par le Conseil européen, via le COPS (Comité politique et de sécurité) qui exerce également la direction stratégique. Contre la criminalité organisée, c’est le rôle de Frontex, depuis 2016…Mais pour lutter contre l’ensemble de ces activités criminelles, il est impératif de bénéficier d’un bon réseau de renseignements, et là c’est le rôle d’organisations comme l’Organisation maritime internationale ( IMO ), l’ IMB ou Europol.
La mer est donc un espace de puissance européenne ?
Indéniablement, les pays membres de l’Union ont de grands atouts en la matière.
Mais attention, il existe de forts contrastes entre eux. Certains ont une véritable histoire maritime. Je pense à la France, aux Pays-Bas, à l’Italie, à la Grèce, par exemple. D’autres n’ont au contraire aucune tradition maritime.
Et les Marines européennes restent une juxtaposition de Marines nationales. Ce qui ne veut pas dire qu’elles puissent constituer UNE Marine européenne. Elles sont aujourd’hui interopérables. Elles ont l’habitude de travailler ensemble. C’est un atout. Mais leurs niveaux technologiques sont très contrastés.
Et surtout, face aux efforts exceptionnels de la Chine, voire à ceux de la Russie, et bientôt de l’Inde et du Brésil, les flottes européennes devront poursuivre leur développement pour tenir leur rang. Il y a donc là un atout, mais aussi un point de vigilance pour l’avenir.
Entretien réalisé par Laurence Aubron.
Bibliographie :
Table-ronde des RDV de l'histoire de Blois avec Laurent Warlouzet, Guia Migani et Jenny Raflik, animée par Jean-Marie Génard : https://rdv-histoire.com/programme/leurope-et-la-mer-une-influence-controversee-des-annees-1960-aujourdhui