Les livres qui changent le cours d'histoire

Magellan est-il le premier homme à faire le tour du Monde ?

Nuño García de Toreno, Public domain, via Wikimedia Commons Magellan est-il le premier homme à faire le tour du Monde ?
Nuño García de Toreno, Public domain, via Wikimedia Commons

La série "les livres qui changent le cours d'histoire" sur euradio propose aux enseignants une courte présentation d'ouvrages de recherche universitaire en lien avec les programmes du collège et du Lycée. 

Jérémie Verger est professeur agrégé d’Histoire au Lycée Bertrand d’Argentré de Vitré (35).

A-t-on vraiment fait le tour de Magellan ?

Qui ne connaît Magellan, son tour du monde, son détroit, l’océan Pacifique, qui lui doit son nom ? Oui, mais qui connaît vraiment Magellan ?Qui connaîtce petit noble portugais qui répond au nom de Fernão de Magalhães et dont la gloire sera finalement assurée par les services rendus au roi d’Espagne ?

Dans une formule concise, l’auteur montre bien l’abîme historiographique qui entoure le personnage : « Magellan c’est une vie majuscule, mais des archives minuscules ». Petit noble au tempérament colérique, il participe pour le compte du roi Manuel Ier à la prise de Malacca en 1511. C’est là qu’il croise la route d’un jeune Malais qu’il prend pour esclave et baptise Enrique. Revenu au Portugal, il prend part deux ans plus tard à la prise d’Azemmour, sur les côtes marocaines. Il y perd son cheval et écope d’une blessure à la jambe. Las, déçu par le manque de reconnaissance pécuniaire, Magellan prend la route de l’exil.

Comme d’autres avant lui, il se rend à Séville en 1517 où il retrouve une véritable diaspora de Portugais en rupture de ban. Profitant de son entregent, il se lie avec Pui Faleiro, un « cosmographe au caractère belliqueux ». Ensemble, ils soumettent au roi d’Espagne Charles Ier, futur Charles Quint, une entreprise périlleuse : assurer l’approvisionnement en épices via les îles Moluques sans enfreindre le traité de Tordesillas (1494), séparant le planisphère en une moitié orientale dévolue au Portugal et une moitié occidentale réservée à l’Espagne. À ce titre, Magellan défend âprement ses intérêts : des gages importants, un statut de gouverneur des terres nouvellement explorées ainsi que la propriété sur deux îles, à condition d’en voir découvert au moins huit. Pour Romain Bertrand, Magellan n’a donc jamais eu pour mandat, ni probablement pour intention de « faire le tour du monde ».

L’expédition quitte l’Espagne le 20 septembre 1519 avec cinq navires : le San Antonio, la Trinidad, la Concepcion, la Victoria et le Santiago. L’équipage est cosmopolite : Espagnols, Andalous, Basques, Portugais, quelques Français ainsi qu’un italien de bonne famille devenu le chroniqueur de l’aventure : Antonio Pigafetta. À peine commencé, une mutinerie menace déjà le voyage. Elle est matée avec fermeté, mais également mansuétude : impossible de se priver de nombreux bras quand le plus dur arrive. Après une escale dans la baie de Rio, la laborieuse tentative de contournement sud de l’Amérique voit la défection du San Antonio qui retourne en Espagne.

Le détroit est finalement franchi, mais la traversée du Pacifique se révèle éprouvante par manque de vent (elle dure trois mois et vingt jours). Les marins doivent leur salut aux réserves de céleris sauvages brésiliens dûment vinaigrés leur épargnant le scorbut. La flotte arrive enfin à Cebu en avril 1521, terre du rajah Humabon. Tentant de gagner les faveurs du souverain, Magellan accepte de mener une expédition punitive contre un seigneur félon. Il appareille donc pour l’île de Mactan, où, aux prises avec à la farouche résistance des autochtones, il est tué alors qu’il protège la retraite de ses hommes.

Magellan n’a donc jamais fait le tour du monde ! Il est probable que cette première traversée du globe soit en réalité le fait d’Enrique, son esclave, qui pourrait être retourné à Malacca. Romain Bertrand en formulant cette hypothèse renverse donc totalement la perspective historique puisque désormais ce serait un non européen qui aurait le premier pris la mesure du Monde.

L’équipage quitte l’île Cebu précipitamment, abandonnant quelques-uns de ses membres lesquels sont capturés et vendus. Vient alors pour l’expédition, le temps de l’errance pendant neuf mois, dans les mers d’Indonésie et jusqu’à Brunei, chez le sultan Bolkiah. Les marins y découvrent le camphre, mais doivent encore une fois partir urgemment après avoir pillé une jonque.

Ils se rendent donc à Tidore, aux Moluques. Là, ils acquièrent les épices convoitées : muscade de Banda, girofle de Tidore. L’heure du retour a enfin sonné : la Victoria appareille en premier. Tirant au sud afin d’éviter les vaisseaux portugais, le navire, presque réduit à l’état d’épave, atteint l’Espagne le 6 septembre 1522, achevant ainsi la première circumnavigation. Quant à la Trinidad, elle est arraisonnée par les Portugais et son équipage jeté en prison.

Le livre interroge in fine le sens de l’œuvre de Magellan : de quoi a-t-il fait le tour ? Si la Victoria fait bien le tour du globe, l’équipage a-t-il fait le tour du monde ? Le Monde est moins une réalité physique qu’un ensemble de relations qu’entretiennent différentes sociétés. L’auteur étudie alors les modalités de ces rencontres. La première partie du voyage de Magellan est constituée d’une suite de rendez-vous manqués tel le premier contact avec des Tehuelche de la Terre de Feu.

Objets de curiosité, enchaînés au navire, ils sont nommés Patagons d’après le personnage monstrueux d’un roman de geste, à l’instar de Cortez qui retrouve dans la ville de Tenochtitlan des pages d’Amadis de Gaule. Il en va autrement avec les sociétés des Indes. Magellan évangélise en effet le rajah de Cebu et sa cour par une sorte de miracle thaumaturgique. Cet événement pourrait en définitive s’interpréter comme le triomphe du Christ sur les idoles païennes, mais n’est-ce pas au contraire la persistance des croyances ancestrales qui se manifeste puisqu’aux yeux des populations locales Magellan a exercé les pouvoirs du chamane ?


« Ce morceau de carte était issu de la grande carte d’un pilote de Java. [On pouvait y voir] le Cap de Bonne-Espérance, le Portugal, le pays de Brésil, la mer Rouge et le golfe Persique, les îles des clous [de girofle], les routes de navigation des Chinois et des Gores [les habitants de l’archipel des Ryûkû], avec leurs voies maritimes et les routes directes que prennent leurs vaisseaux, et l’intérieur des terres et les royaumes qui confinent les uns aux autres […]. Cela me parut la plus belle chose que j’eus jamais vue […] Les noms y étaient inscrits en lettres javanaises, mais je me les fis expliquer par un Javanais capable de lire et d’écrire [sa langue]. […] Votre Altesse peut clairement voir [grâce à cette carte] d’où viennent les Chinois et les Gores et la route que Vos vaisseaux doivent suivre pour les îles des clous et où sont les mines d’or et les îles de Java et de Banda, et du macis et de la noix de muscade, et le pays du Roi de Siam et aussi le point où prend fin le domaine de navigation des Chinois, et par où ils passent, et qu’ils ne naviguent point. […] Vous pouvez tenir cette carte pour chose très certaine et très précise parce que c’est la navigation même au moyen de laquelle [les Javanais] vont et viennent ».

Cet extrait fait apparaître clairement la complexité du monde insulidien, un territoire morcelé en de nombreuses sociétés et qui est fortement interconnecté tant commercialement que culturellement avec des informations circulant rapidement (le Brésil déjà identifié) sur de longues distances via les réseaux marchands. Ce témoignage révèle aussi que cet « autre monde » n’a rien à envier aux Européens tant du point de vue de la précision des connaissances géographiques que des savoir-faire techniques.

À cet égard, Romain Bertrand rappelle que « les grandes nefs javanaises sont supérieures en taille et en capacité de charge à celles des Portugais. L’apothicaire Tomé Pires, assistant en 1513 à l’attaque de Malacca par la flotte du Patih Unus, le gouverneur de la ville javanaise de Jepara, affirme que les plus grandes galères à rames des assaillants jaugeaient 200 tonneaux, soit 90 de plus que la Trinidad. Le marchand florentin Giovanni da Empoli -autre témoin de la scène- parle même de «trente-cinq jonques de 500 tonneau » : six fois la Victoria ! ».