Nous accueillons chaque semaine sur euradio Alain Anquetil, professeur émérite de philosophie morale à l’ESSCA Ecole de Management, pour une chronique de philosophie pratique.
Aujourd’hui, vous allez nous parler de la proposition de directive contre la corruption qui a été annoncée le 3 mai 2023 par la Commission européenne.
Elle est bien sûr l’une des conséquences du scandale du Qatargate, mais elle vise plus largement à une modernisation du cadre législatif de lutte contre la corruption dans l’Union européenne (1).
Ursula von der Leyen l’avait annoncée dans son dernier discours sur l’état de l’Union…
Elle avait en effet promis un durcissement des « normes pour des délits tels que l’enrichissement illicite, le trafic d’influence et l’abus de pouvoir » (2).
Il est notable que la proposition de directive insiste sur l’efficacité des nouvelles mesures – le mot anglais « effective », qui signifie « efficace » au sens de la production d’un effet attendu, y est utilisé 63 fois (3) !
L’efficacité suppose aussi que les personnes concernées agissent avec intégrité…
Oui, et ceci est clairement affirmé dans le texte de la Commission : « La lutte contre la corruption commence par la prévention et la création d’une culture de l’intégrité dans laquelle la corruption n’est pas tolérée » (4).
Ce propos suggère que l’on peut identifier deux sources de normativité : d’une part, la contrainte imposée par la loi, qui semble impliquer qu’on lui obéit parce que, en cas de désobéissance, on subira une sanction ; d’autre part, le souhait des parlementaires européens et des autres décideurs concernés par la nouvelle directive de pouvoir agir de façon intègre.
Dans le premier cas, la loi est conçue comme impérative ; dans le second, elle permet aux individus de réaliser leur souhait d’agir de façon intègre dans leur vie professionnelle (5).
Pouvez-vous préciser le sens du mot « normativité » ?
La réponse n’est pas aisée, bien que ce concept ait un rapport direct avec la « norme » qui, on le sait, nous dit ce que l’on devrait faire ou ce qu’il serait souhaitable de faire (6).
Dans son usage philosophique, l’idée de normativité ne sert pas à distinguer le bien du mal, elle permet plutôt (mais pas seulement) de distinguer ce qui relève du devoir-être (l’obligation, ce qu’il convient de faire) de ce qui relève de l’être (les faits, ce qui existe dans la réalité).
Dans le domaine du droit, le philosophe Gerald Postema note que la normativité juridique exprime le fait que « le droit cherche à guider le raisonnement pratique et les actions d’agents intelligents et autonomes, et qu’il fournit à ces agents un cadre dans lequel ils peuvent justifier publiquement leurs actions et exiger des autres des justifications […] » (7).
Cette définition correspond au consensus des spécialistes du droit, qui affirment que la normativité est « la propriété de ce qui peut orienter les comportements » ; son contraire serait « l’absence de critère auquel on puisse se référer pour formuler un jugement […] » (8).
La question posée est celle de l’origine des normes ?
Oui, mais la normativité renvoie aussi à la capacité que possèdent les êtres humains à agir ou à juger en se référant à des valeurs ou à des normes.
Lorsque la proposition de directive évoque à la fois le caractère impératif de la loi et la culture de l’intégrité, elle cherche quasi explicitement à « activer » cette capacité fondamentale.
Mais nous devons encore nous demander quelle est la source du « caractère impératif de la loi » et de la « culture d’intégrité ». Or, les réponses à ces questions font toujours partie du champ de la normativité. Elles soulèvent d’ailleurs un type de difficulté logique dont nous aurons sans doute l’occasion de parler…
Entretien réalisé par Laurence Aubron.
(1) Proposal for a directive of the European Parliament and of the Council on combating corruption, 3 mai 2023.
(2) Discours sur l’état de l’Union 2022 de la présidente von der Leyen, 14 septembre 2022.
(3) Sous les formes effective, effectively et effectiveness. Effective a aussi été associé au mot « efficient », qui, en anglais, ajoute à l’idée d’efficacité celle d’une économie » de moyens.
(4) La phrase figure dans un document associé à la proposition : Questions and Answers: Stronger rules to fight corruption in the EU and worldwide, 3 mai 2023.
(5) Il existe beaucoup de références sur ces questions. On pourra consulter l’ouvrage d’Emmanuel Picavet, Kelsen et Hart. La norme et la conduite, PUF, 2000.
(6) Le Grand Larousse de la langue française définit la normativité comme « ce qui est conforme à une norme » ou « ce qui tend à fonder une norme » (Vol. 4, Librairie Larousse, 1989).
(7) G. J. Postema, « Melody and law’s mindfulness of time », Ratio Juris, 17(2), 2004, p. 203-226.
(8) Ces définitions proviennent respectivement des professeurs Benoît Frydman et Cécile Pérès et figurent dans l’ouvrage de Catherine Thibierge, La densification normative, découverte d’un processus, Mare et Martin, 2014 (le document concerné, « Réponses de chercheurs à la question : selon vous que signifie le terme « normativité » ? », est aussi disponible sur Internet).