Nous accueillons chaque semaine Alain Anquetil, professeur émérite de philosophie morale à l’ESSCA Ecole de Management, pour une chronique de philosophie pratique.
Aujourd’hui, vous allez nous parler de l’amitié entre l’Europe et les États-Unis dans le contexte du plan de soutien américain aux industries vertes.
Thierry Breton, Commissaire européen au marché intérieur, a récemment déclaré que « nos partenaires et alliés (par exemple les États-Unis [...]) et nos rivaux systémiques (la Chine) tentent d’attirer notre capacité industrielle, risquant de créer nos dépendances de demain », et Bruno Le Maire a affirmé de son côté qu’« il faut faire preuve de la plus grande fermeté avec nos amis américains » (1).
Les États-Unis sont-ils des alliés ou des amis de l’Europe ?
Deux professeurs américains ont par exemple observé que Joe Biden avait tendance à confondre (à tort) les alliances et les amitiés, contrairement à Donald Trump, dont l’approche était plus contractuelle (2).
Mais l’amitié entre États a un sens.
Oui, elle est d’ailleurs mentionnée dans la Charte des Nations Unies (3).
Et en pratique ?
Le sens que prend l’amitié en matière de relations internationales dépend de la vision à laquelle on se réfère.
Si le système international est vu comme un monde anarchique, sans autorité centrale, où seule compte la force, on ne parlera pas d’amitié ou on lui donnera une valeur précaire.
Mais on peut voir le système international sous un angle coopératif où l’amitié se construit et se consolide à travers les relations, les valeurs ou l’histoire.
On pourra dire alors, selon les mots du théoricien Alexander Wendt : « Je n’ai aucun intérêt à exploiter mes amis, non pas en raison des coûts et des avantages qui en résulteraient, mais parce qu’ils sont mes amis » (4).
Comme l’indiquent Saif Shahin et Elyse Huang, si « deux nations se considèrent comme ‘amies’ – par exemple les États-Unis et la Grande-Bretagne –, elles ne s’alarmeront pas si l’une d’elles augmente ses dépenses militaires, car l’autre considérera que cela renforce sa propre sécurité. En revanche, si deux nations se considèrent comme ‘rivales’ – par exemple les États-Unis et la Chine –, l’augmentation des dépenses militaires de l’une suscitera l’inquiétude de l’autre » (5).
L’amitié est-elle la même pour les États et les individus ?
Il y aurait des analogies entre l’amitié personnelle et l’amitié entre États (6).
Un détour par Aristote permet de percevoir ces analogies.
Pour Aristote, l’utilité (ou l’intérêt) est l’un des motifs de l’amitié. Mais dans ce cas, les amis « ne s’aiment pas l’un l’autre pour eux-mêmes, mais en tant qu’il y a quelque bien qu’ils retirent l’un de l’autre » (7).
Ce genre d’amitié est accidentel et fragile (ce qui rappelle la vision du « monde anarchique » dont nous parlions) : « L’amitié basée sur l’utilité disparaît en même temps que le profit : car ces amis-là ne s’aimaient pas l’un l’autre, mais n’aimaient que leur intérêt ».
Les vrais amis doivent s’aimer vraiment ?
Pour Aristote, l’amitié parfaite n’existe qu’entre des personnes vertueuses : « Ces amis-là se souhaitent pareillement du bien les uns aux autres en tant qu’ils sont bons, et ils sont bons par eux-mêmes ».
On peut appliquer cette affirmation aux États : s’ils sont vertueux (nous dirions : démocratiques, justes, bienveillants), ils pourront nouer des relations d’amitié « parfaite » avec d’autres États.
Comment se traduirait une telle amitié dans les faits ?
Par la paix, non pas une paix conçue négativement comme absence de violence, mais une paix « positive », fondée sur la coopération et la justice (8).
On peut désirer une telle paix et l’amitié qu’elle suppose : c’est l’une des raisons pour lesquelles l’amitié dans les relations internationales est aujourd’hui digne d’intérêt – pour les chercheurs, mais aussi pour des gouvernants, notamment européens.
Entretien réalisé par Laurence Aubron.
(1) « Remarks by Executive Vice-President Timmermans and Commissioner Breton at the press conference on the Net-Zero Industry Act and the European Hydrogen Bank », Commission européenne, 16 mars 2023 , et « Guerre commerciale : Thierry Breton menace les États-Unis de mesures de rétorsions », BFM Business, 7 novembre 2022.
(2) P. Porter & J. Shifrinson, « Why we can’t be friends with our allies », Politico, 22 octobre 2020. Ils rappellent que les amitiés sont « sans conditions » alors que les alliances « reposent sur des intérêts communs et, en tant que telles, ne sont ni permanentes ni inviolables ».
(3) Son article 1 affirme que l’un des buts des Nations Unies est de « développer entre les nations des relations amicales fondées sur le respect du principe de l’égalité de droits des peuples et de leur droit à disposer d’eux-mêmes, et prendre toutes autres mesures propres à consolider la paix du monde » (Charte des Nations Unies, 26 juin 1945).
(4) A. Wendt, « Anarchy is what States make of it: The social construction of power politics », International Organization, 46(2), 1992, p. 391-425.
(5) S. Shahin & Q. E. Huang, « Friend, ally, or rival? Twitter diplomacy as ‘technosocial’ performance of national identity », International Journal of Communication, 13, 2019, p. 5100-5118.
(6) Y. van Hoef & A. Oelsner, « Friendship and Positive Peace: Conceptualising friendship in politics and International Relations », Politics and Governance, 6(4), 2018, p. 115-124. Ils parlent de « ressemblances familiales », une expression empruntée à Ludwig Wittgenstein.
(7) Aristote, Éthique à Nicomaque, tr. J. Tricot, Paris, Vrin, 1990.
(8) Voir Sandrine Lefranc, « Comment une chimère est devenue une politique internationale : l’arène de la ‘paix positive’ », Critique internationale, 92(3), 2021, p. 95-120.