Nous accueillons chaque semaine Alain Anquetil, professeur de philosophie morale à l’ESSCA Ecole de Management, pour une chronique de philosophie pratique.
Aujourd’hui, vous revenez sur la décision de Vladimir Poutine de mettre ses forces de dissuasion en état d’alerte. On l’a qualifiée de « sérieuse ».
Nous nous demandons dans cette chronique comment on aurait qualifié la déclaration du président russe si on ne l’avait pas considérée comme sérieuse.
Se demander à quoi s’oppose le sérieux n’est pas illégitime. Le philosophe Charles Reid observait que « pour savoir ce qu’est le sérieux, nous devons savoir ce qu’il n’est pas » (1). Il ne s’agit pas d’un exercice facile. Parmi les contraires du mot « sérieux », « futile » ou « anodin » ne sont pas pertinents dans le cas qui nous intéresse, et il en est peut-être de même pour « irréfléchi » ou « inconséquent ».
Pourquoi a-t-on qualifié de « sérieuse » l’annonce de Vladimir Poutine ?
On a invoqué la doctrine russe de « l’escalade pour la désescalade ». Selon Bruno Tertrais, elle « chercherait prétendument à désescalader un conflit conventionnel via l’emploi de menaces de coercition, incluant le recours à l’arme nucléaire » (2).
Le sérieux a aussi été expliqué par le désir de détourner l’attention (3), par la volonté d’intimider l’Allemagne (4), par des précédents – « Avait-on imaginé que Poutine envahirait l’Ukraine ? » – (5), ou par une « désinhibition » (6).
Si elle n’avait pas été jugée « sérieuse », comment aurait-on qualifié l’annonce de Vladimir Poutine ?
Le mot « bluff » a été employé. Par exemple, Cyrille Bret écrit que, « loin d’être une rodomontade ou un bluff, les messages répétés de la présidence russe sur le nucléaire constituent une menace à prendre au sérieux », et un article du think tank Atlantic Council affirme qu’« à ce stade précoce de la guerre, l'alerte nucléaire de Poutine est presque certainement un bluff élaboré destiné à effrayer les États-Unis et leurs alliés » (7). Mais on peut bluffer sérieusement, comme l’indique la définition du bluff : « stratégie politique ou militaire visant par de fausses nouvelles à mystifier la population ou l’ennemi » (8). D’ailleurs, l’article de l’Atlantic Council note aussi qu’« il est important de prendre ces menaces au sérieux ».
C’est assez confus …
Charles Reid notait que le mot « sérieux » est vague et ambigu. Et le sérieux peut se mélanger au non-sérieux. On le voit à propos du jeu. Le philosophe Kurt Roezler observait que l’être humain, « cet être étrange, […] est à la fois capable de jouer et obligé d’être sérieux » (9).
On le voit aussi dans la déclaration d’un porte-parole du premier ministre britannique qui a évoqué la possibilité d’une expulsion de la Russie du Conseil de sécurité de l’ONU, dont elle est l’un des cinq membres permanents (10). En pratique, une telle mesure paraît extravagante – elle nécessiterait une modification de la Charte des Nations Unies. Pourtant, il est difficile de conclure que le propos manque totalement de sérieux, car il est le signe de la volonté d’isoler la Russie sur le plan diplomatique.
Mais quelle définition donner du « sérieux » ?
Selon Charles Reid, on utilise le mot « sérieux » quand une valeur est menacée et quand ce qui est jugé sérieux peut produire des conséquences réelles.
Quant à l’expression « prendre au sérieux », on peut la comprendre grâce à la notion de sens littéral. Prendre des paroles menaçantes au sérieux, c’est les prendre à la lettre, c’est les considérer, selon les mots de Reid, « dans leur acceptation littérale, c’est-à-dire comme une affirmation de fait ». Ne pas les prendre en un sens littéral, cela veut dire être incrédule, nier l’évidence, se voiler la face. Ce que n’ont pas fait les Occidentaux.
(1) C. L. Reid, « On seriousness », Southern Journal of Philosophy, 5(4), 1967, p. 228-237.
(2) B. Tertrais, « L’arsenal nucléaire russe : ne pas s’inquiéter pour de mauvaises raisons », Institut de Recherche Stratégique de l’Ecole Militaire, Note de recherche n° 55, juin 2018.
(3) « Le secrétaire d’État britannique à la défense, Ben Wallace, a déclaré que cette décision visait à ‘détourner l’attention du monde’ des revers subis par la Russie en Ukraine » (« Is Putin serious about nuclear strike – and how big is Russia’s atomic arsenal? », Evening Standard, 28 février 2022).
(4) « Selon Jeffrey Lewis, de l’Institut Middlebury d’études internationales de Californie, ces changements sont généralement des signaux destinés à être captés par les agences de défense et de renseignement adverses. […] L’objectif pourrait être de faire peur à l’Allemagne en particulier, et de lui faire perdre sa détermination à affronter la Russie ». Ibid.
(5) A la question de L’Express « Le scénario nucléaire est-il plausible ? », le général Richard Shirreff répond : « Avait-on imaginé que Poutine envahirait l’Ukraine avec une force conventionnelle de masse sur plusieurs axes ? Alors, peut-on imaginer qu’il aille jusqu’à utiliser l’arme nucléaire ? Je le pense. La menace est à prendre très au sérieux. » (« Guerre en Ukraine : ‘La menace nucléaire agitée par Poutine est à prendre très au sérieux’ », L’Express, 1er mars 2022.)
(6) Elle est, selon Pierre Servent, liée à la doctrine militaire russe : « Le recours au nucléaire était validé comme arme tactique sur le champ de bataille. Cette doctrine existe toujours chez les Russes ! Ils peuvent s’en servir pour détruire une division blindée. Poutine est totalement désinhibé par rapport à la violence… » (« Stratégie de défense ‘Rien de ce qui se passe aujourd’hui ne devait se passer’ », Le Soir, 2 mars 2022).
(7) C. Bret, « Pourquoi il faut prendre les menaces nucléaires russes au sérieux », The Conversation, 28 février 2022, et M. Kroenig, M. J. Massa & A. Marine, « To decipher Putin’s nuclear threats, watch what he does – not what he says », New Atlanticist, 4 mars 2022.
(8) Source : CNRTL.
(9) K. Riezler, «Play and seriousness », The Journal of Philosophy, 38(19), 1941, p. 505-517.
(10) «Ukraine : pour Londres, exclure la Russie du Conseil de sécurité de l'ONU fait partie des ‘options’ sur la table », Le Figaro, 1er mars 2022.
Alain Anquetil au micro de Cécile Dauguet
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