La chronique philo d'Alain Anquetil

Quel sens donner au « réseau » de corruption qui serait à l’origine du Qatargate ?

Quel sens donner au « réseau » de corruption qui serait à l’origine du Qatargate ?

Nous accueillons chaque semaine Alain Anquetil sur euradio, professeur émérite de philosophie morale à l’ESSCA École de Management, pour une chronique de philosophie pratique.

Aujourd’hui, vous allez nous parler du réseau de corruption qui serait à l’origine de l’affaire du Qatargate.

On a parlé en effet d’un « puissant réseau de corruption » à propos de cette affaire (1). Et on a dit que telle personnalité politique européenne étaitsoupçonnée d’en être le « pivot » (2). Les mots « réseau » et « pivot » sont sans doute pertinents, mais leur emploi simultané véhicule une contradiction potentielle.

Pourquoi ?

Parce qu’un pivot est un principe d’organisation, un fondement, un centre, à l’image de la racine d’un arbre qui s’enfonce dans le sol et soutient son développement. Or, « un réseau n’a pas de centre, seulement des nœuds » (3).

Pour mieux saisir l’opposition, il est pertinent de se référer au modèle de l’herbe ou du rhizome que Gilles Deleuze et Félix Guattari opposaient au modèle de l’arbre ou de la racine.

Rhizome contre racine…

Exactement.

Que recouvrent ces modèles ?

Le modèle de la racine désigne un schéma d’organisation hiérarchique, vertical, unifié, ordonné, disposant de mécanismes de commandement et de contrôle (à l’exemple des racines qui « fondent » l’arbre et le « contrôlent »). Deleuze et Guattari emploient justement le mot « pivot » à son propos (4). Mais la portée du modèle de la racine va au-delà des organisations : il influence aussi nos manières de penser et notre langage.

Au contraire, le modèle du rhizome est multiple, horizontal, fragmenté, segmenté, sans commandement centralisé. Deleuze et Guattari remarquent qu’« il n’y a pas de points ou de positions dans un rhizome, comme on en trouve dans une structure, un arbre, une racine », qu’« il n’y a que des lignes », ou encore que le rhizome « n’est pas fait d’unités, mais de dimensions, ou plutôt de directions mouvantes », qu’« il n’a pas de commencement ni de fin, mais toujours un milieu, par lequel il pousse et déborde ».

Par exemple, la langue (c’est-à-dire l’utilisation du langage dans une communauté humaine) n’est pas une « langue en soi » car, comme un rhizome, « elle évolue par tiges et flux souterrains, le long des vallées fluviales, ou des lignes de chemins de fer, elle se déplace par taches d’huile ».

En bref, et comme le souligne le philosophe Igor Krtolica, « la racine constitue une image du fondement ou du principe hiérarchique […], tandis que, à l’inverse, le rhizome se présente comme une image du devenir ou du réseau, de toute multiplicité rebelle à la centralisation et à la hiérarchisation » (5).

Comment appliquer cette distinction au cas du réseau de corruption du Qatargate ?

Si l’emploi des mots « pivot », « cerveau », « chef », « tête pensante » suggère que le réseau de corruption supposé serait hiérarchisé, c’est-à-dire conforme au modèle de l’arbre-racine et non au modèle du rhizome, c’est aussi en raison de la description qui en est faite. Car en utilisant ce type de langage, on adhère plus ou moins consciemment (et plutôt inconsciemment) à une vision du monde hiérarchique, arborescente, racinaire.

D’un autre côté, en évoquant un réseau, on suggère un système difficile à décrire parce qu’anarchique, proliférant, clandestin, souterrain à la manière d’un rhizome.

Une caractéristique d’un rhizome est de repousser quand on le brise, à l’inverse de l’arbre qui meurt quand on coupe sa racine. Par exemple, Deleuze et Guattari observent qu’« on n’en finit pas avec les fourmis, parce qu’elles forment un rhizome animal dont la plus grande partie peut être détruite sans qu’il cesse de se reconstituer ». On peut espérer que, dans le cas de l’affaire du Parlement européen, le rhizome de la corruption (s’il existe effectivement) ne repoussera pas.

Entretien réalisé par Cécile Dauguet.

(1) « Au cœur du scandale de corruption, Panzeri collabore », Le Temps, 18 janvier 2023.

(2) Voir par exemple « En Italie, le scandale du ‘Qatargate’ fragilise le Parti démocrate », Le Monde, 23 décembre 2022.

(3) M. Castells, The rise of the network society, Blackwell Publishers, 1996.

(4) G. Deleuze et F. Guattari, Introduction : « Rhizome », dans Capitalisme et schizophrénie 2 : Mille plateaux, Les Editions de Minuit, 1980. Toutes les citations de ces auteurs proviennent de cette source.

(5) I. Krtolica, « Le rhizome Deleuzo-Guattarien ‘entre’ philosophie, science, histoire et anthropologie », Rue Descartes, 99(1), 2021, p. 39-51.