C'est nouveau sur euradio ! Nous accueillons désormais chaque semaine Alain Anquetil, professeur de philosophie morale à l’ESSCA Ecole de Management, pour une chronique de philosophie pratique.
Pour cette deuxième chronique, il nous parle du personnage du mauvais perdant.
Peut-être avez-vous à l'esprit la conduite d'un certain président des États-Unis d'Amérique Alain Anquetil ?
Il est vrai que le président des Etats-Unis, Donald Trump, a été qualifié de « mauvais perdant » après sa défaite à l’élection du 3 novembre 2020 – et même avant cette élection. On a dit de lui, entre autres, qu’il vivait dans un « monde parallèle » ; qu’il était un « exemple de narcissisme » ; qu’il croyait que tout lui était dû ; qu’il était disposé à la colère et à une forme de brutalité dans les rapports humains ; et qu’il accordait une grande valeur aux gagnants (1).
Donner de la valeur aux gagnants s’accorde bien avec la posture du mauvais perdant…
En effet. Et, à propos de Trump, le magazine The Atlantic affirmait en 2016 qu’il avait l’habitude de traiter ses opposants, quels qu’ils soient, de « perdants » (2). Or, dans le cas présent, il est deux fois perdant : l’élection lui a été défavorable et le pouvoir que lui conférait son statut de président va lui être retiré.
Mais comment expliquer l’attitude d’un mauvais perdant ?
Un principe général est que « les gens préfèrent gagner plutôt que perdre » et qu’ils tendent à juger « que les pertes comptent plus que les gains » (3). Ajoutons à ce principe l’une des caractéristiques d’un jeu, que l’historien Johan Huizinga avait distinguée : le fait que le jeu est « capable d’absorber totalement le joueur » (4). Nous obtenons alors un premier portrait-robot du mauvais perdant : il conçoit le processus auquel il participe – par exemple un processus électoral – comme un jeu, il est totalement absorbé dans ce « jeu », il aime gagner et déteste perdre – et il perd effectivement.
Il existe d’autres explications. L’une d’elles a été proposée au sujet de l’élection présidentielle américaine de 2016, qui fut gagnée par Trump.
Le comportement des votants après l’élection a été expliqué par la théorie « de la quête de sens personnel ». Selon ses concepteurs, « la quête de sens est le désir fondamental de compter, d’être quelqu’un, d’être respecté » (5). Elle serait « une motivation humaine majeure, universelle », qui s’apparente au « besoin d’estime, de réalisation de soi, de compétence ou de contrôle » (6).
La perte d’une élection entraînerait une perte de sens chez les électeurs concernés. « Sens » veut dire ici « direction », « orientation », et « perte de sens » signifie « perte de repère ». Plus cette perte de sens est importante, plus les électeurs sont susceptibles de remettre en cause l’équité du processus électoral. Et si, en outre, les perdants éprouvent un sentiment personnel d’humiliation, ils seront plus enclins à « retrouver du sens en agissant, sur le terrain politique, contre le président élu » (7).
Ceci vaut pour des électeurs. La perte de sens vaut-elle aussi pour leur champion ?
Il est évidemment difficile de répondre. Mais on peut envisager deux possibilités. Elles sont suggérées par cette question qui a été posée à propos de Donald Trump : « Qu'y a-t-il derrière le masque de l'acteur ? » (8) Soit la qualification de « mauvais perdant » désigne un masque, c’est-à-dire un rôle ; soit elle désigne ce qu’il y a derrière le masque, c’est-à-dire une qualité du caractère, un trait de la personnalité.
Supposons que le « mauvais perdant » joué par Trump sur la scène politique américaine soit l’équivalent d’un personnage de théâtre – ce que j’ai tendance à croire. Que reflète ce personnage ? Il ne reflète pas seulement le caractère ou la personnalité de l’acteur. Il reflète aussi des valeurs, un aspect moral de la société américaine. Si cette hypothèse théâtrale est valide, on comprend que la perte de sens dont nous avons parlé puisse avoir des conséquences fâcheuses.
(1) Voir, pour la qualification de « mauvais perdant » : Brice Couturier, « Trump, mauvais perdant ? », France Culture, 8 octobre 2020 ; pour le « monde parallèle » : « Obama accusé, femmes ‘respectées’, science ignorée : Trump toujours dans un univers parallèle », Libération, 11 mars 2017; les autres citations proviennent de l’article de Dan McAdams, « The mind of Donald Trump », The Atlantic, juin 2016.
(2) cf. la note précédente.
(3) C. Anderson, A. Blais, S. Bowler, T. Donovan & O. Listhaug, Losers’ consent: Elections and democratic legitimacy. New York, Oxford University Press, 2005.
(4) J. Huizinga, Homo ludens: A study of the play element in Culture, Routledge & Kegan Paul, 1949, tr. C. Seresia, Homo Ludens. Essai sur la fonction sociale du jeu, Paris, Gallimard, 1988.
(5) A. W. Kruglanski, M. J. Gelfand, J. J.Bélanger, A.Sheveland, M. Hetiarachchi & R. Gunaratna, « The psychology of radicalization and deradicalization: How significance quest impacts violent extremism », Political Psychology, 35(1), 2014, p. 69-93.
(6) Ibid.
(7) K. Jasko, J. Grzymala-Moszczynska, M. Maj, M. Szastok & A. W. Kruglanski, « Making Americans feel great again? Personal significance predicts political intentionsoflosersandwinnersof the2016U.S.election », Political Psychology, 41(4), 2020, p. 717-736.
(8) D. McAdams, « The mind of Donald Trump », op. cit.
crédits photo: Michael Vadon, CC BY-SA 2.0
Interview réalisée par Laurence Aubron
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