La chronique philo d'Alain Anquetil

La « bonne volonté » des opérateurs de plateforme dans la lutte contre la manipulation de l’information

La « bonne volonté » des opérateurs de plateforme dans la lutte contre la manipulation de l’information

Nous accueillons chaque semaine Alain Anquetil sur euradio, professeur émérite de philosophie morale à l’ESSCA École de Management, pour une chronique de philosophie pratique.

Aujourd’hui, vous allez nous parler de la bonne volonté des opérateurs dans la lutte contre la manipulation de l’information.

Le magazine Télérama soulignait récemment que l’Arcom, l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique, avait « pointé du doigt la faible collaboration de [l’application de partage de vidéos] TikTok » en matière de lutte contre la manipulation de l’information, spécialement son « manque de transparence » (1).

Il faut nuancer ce propos, car l’Arcom observe que TikTok a aussi respecté des bonnes pratiques (2). Mais le fait que « la plateforme n’a […] pas voulu signer une charte sur l’enfance visant à protéger les mineur·es » va dans le sens de sa « faible collaboration » (3). Ce qui suggère qu’elle aurait pu manquer de bonne volonté.

Comment définissez-vous la bonne volonté ?

Elle est la « bonne disposition où l’on est pour quelqu’un ou pour quelque chose », et son contraire, la mauvaise volonté, est une « disposition à prendre une attitude passive ou de résistance devant une tâche à accomplir ou un ordre à exécuter » (4).

Ce qui pourrait s’appliquer ici…

Exactement.

En philosophie, le concept de bonne volonté est surtout connu par le sens que lui donne Emmanuel Kant : « De tout ce qu’il est possible de concevoir dans le monde […], il n’est rien qui puisse sans restriction être tenu pour bon, si ce n’est seulement une bonne volonté » (5).

Elle oriente nos dons et nos capacités vers des « fins universelles ». Même « la modération dans les affections et les passions, la maîtrise de soi [et] la puissance de calme réflexion », qui paraissent moralement bonnes en tant que telles, doivent être guidées par la bonne volonté, car, dit Kant, un « scélérat » pourrait exercer ces qualités pour commettre de mauvaises actions.

Cette définition nous emmène un peu loin.

À cause du mot « scélérat » ?

Oui.

Certainement, mais on peut retenir aussi de la conception kantienne que la bonne volonté a une valeur morale, qu’elle est estimable en elle-même.

Les « hommes de bonne volonté » ?

Oui, des personnes disposées à faire des efforts pour le bien d’autrui.

J’emploie le verbe « disposer » car, comme nous l’avons vu, la bonne volonté a la nature d’une disposition. Or, une disposition à agir de telle manière, à percevoir ou à ressentir les choses de telle manière, a une nature déterministe, rigide, prévisible, à l’inverse d’un penchant ou d’une tendance.

Cette définition n’est pas sans difficultés. Par exemple, peut-on dire que la bonne volonté comme disposition est le produit du libre-arbitre, qu’elle est l’objet d’un choix ? Car au sens strict du mot « disposition », une personne qui serait disposée à la bonne volonté ne pourrait faire autrement que d’être de bonne volonté, elle serait de bonne volonté malgré elle.

Comment appliquer cela à TikTok et aux autres plateformes ?

En mobilisant des concepts tels que la « culture », le « climat éthique » ou le « caractère » d’une organisation. Ils renvoient peut-être à des « dispositions » qu’aurait une organisation à se conduire de telle ou telle manière, par exemple à être transparente quand une autorité extérieure lui demande des comptes…

Mais on se trouve face à une impasse, car si l’on prend le mot « disposition » au sens propre, il semble trop exigeant quand on l’applique à des organisations, et si on le prend en un sens affaibli, celui d’un penchant ou d’une tendance, alors, à l’inverse, on ne dit pas grand-chose de substantiel. Ce qui, paradoxalement, confirme l’intérêt d’une réflexion sur ce que recouvre le concept de bonne volonté.

Entretien réalisé par Laurence Aubron.

(1) « Fake news, protection des mineurs… TikTok rappelé à l’ordre », Télérama, 29 novembre 2022. Le bilan annuel de l’Arcom sur les « moyens et mesures mis en œuvre par les opérateurs de plateforme en ligne pour lutter contre la manipulation de l’information » a été publié le 28 novembre 2022.

(2) Par exemple : « Certains opérateurs ont mis à disposition du public un espace d’information dédié à la période électorale, notamment aux mesures prises pour lutter contre la manipulation de l’information (TikTok, Webedia, Meta, Twitter). Il s’agit d’une bonne pratique que l’Arcom avait préconisée en janvier » (bilan annuel de l’Arcom, op. cit.).

(3) « Fake news, protection des mineurs… », op. cit.

(4) Les définitions proviennent du Dictionnaire de l’Académie française et du CNRTL.

(5) E. Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, tr. V. Delbos, revue par A. Philonenko, Librairie philosophique J. Vrin, 1997.