Nous accueillons chaque semaine Alain Anquetil, professeur de philosophie morale à l’ESSCA Ecole de Management, pour une chronique de philosophie pratique.
Aujourd’hui, vous allez nous parler d’une conséquence de la guerre en Ukraine sur l’agriculture de l’Union européenne.
Pour préserver la sécurité alimentaire en Europe, la Commission a autorisé en mars 2022 l’exploitation de « terres mises en jachère qui constituent des surfaces d’intérêt écologique » (1). Cela répond à l’inquiétude de la Fondation Robert Schuman qui soulignait que « le sort fait aux pesticides […] risque d’entraîner une diminution des productions de céréales et d’accroître les pénuries et le prix des denrées de base au moment où la Russie et l’Ukraine […] diminuent leurs exportations de manière drastique » (2). Cette problématique renvoie à la question de l’emploi de moyens douteux, mauvais, voire honteux, en vue de réaliser une fin – un but – que l’on juge avantageuse ou moralement bonne.
Un mal pour un bien…
Oui. Dans notre cas, on déroge à des règles de protection de l’environnement pour assurer la sécurité alimentaire, mais on peut citer ou imaginer quantité d’exemples : on ment à un ami pour son bien, on triche afin d’obtenir une subvention de recherche que l’on croit utile au bien-être général, on interrompt une demi-finale du tournoi de Roland-Garros pour alerter sur l’urgence climatique (3)…
Mais la fin ne justifie pas toujours les moyens.
Il existe des états de nécessité dans lesquels l’utilisation d’un moyen immoral prend un caractère obligatoire, comme voler pour nourrir sa famille quand on ne peut pas faire autrement.
En dehors de ce cas particulier, on conçoit que les moyens doivent être proportionnés, c’est-à-dire que le bien contenu dans la fin doit être suffisamment important pour contrebalancer le caractère mauvais des moyens.
Mais l’idée de proportion ne répond pas aux problèmes posés par le choix de moyens mauvais en vue d’une fin bonne. L’un de ces problèmes est celui de la manière dont on peut se représenter un tel choix et dont on le justifie à nos yeux. On peut n’avoir à l’esprit que la fin : c’est elle que l’on désire, pas le moyen, et on peut la désirer à la manière d’un idéal – alors qu’on se représente le moyen comme un instrument concret, sans valeur propre.
Le moyen est volontairement dévalorisé ?
Exactement. Un biais du même genre est de considérer que le moyen est potentiellement remplaçable, qu’on l’a choisi après un calcul, qu’il nous semblait moins pire à ce moment-là que d’autres moyens – alors que la fin, elle, nous apparaît comme ayant une valeur indépendante de tout calcul, objective et intemporelle. Ici aussi, le caractère mauvais du moyen est minimisé dans notre représentation de l’action.
Pour sortir de ces biais de jugement, il faudrait que notre évaluation morale porte sur l’ensemble formé par le moyen et la fin. Comme le dit le philosophe Warren Quinn, « en choisissant un moyen en vue d’une fin, on fait un choix plus large qui inclut à la fois le moyen et la fin » (4). On peut interpréter cette idée en affirmant que si l’on choisit un moyen mauvais, la fin bonne prend elle-même une connotation mauvaise. Autrement dit, on ne peut pas désirer honnêtement « faire le bien » grâce à un moyen mauvais.
Cette évaluation morale de l’ensemble moyen-fin peut expliquer les réactions inquiètes des ONG environnementales à la suite de la décision de la Commission d’autoriser la mise en culture de surfaces d’intérêt écologique (5). Ces ONG n’ont pas séparé, dans leur évaluation, le moyen – l’utilisation de « jachères essentielles à la biodiversité et à la restauration des sols, et [l’]autorisation de l’usage de pesticides sur ces surfaces » (6) – et la fin – la sécurité alimentaire. Il s’agit d’un exemple typique des questions morales soulevées par la relation entre moyens et fins.
(1) Voir « Préserver la sécurité alimentaire et renforcer les systèmes alimentaires », Communication de la Commission au Parlement européen, au Conseil européen, au Conseil, au Comité économique et social européen et au Comité des régions, 23 mars 2022, et « La guerre en Ukraine fragilise la transition européenne vers une agriculture plus verte », Le Monde, 23 mars 2022. La Commission a aussi reporté la présentation de sa proposition de règlement sur l’utilisation durable des pesticides et la restauration des écosystèmes dans le cadre de la stratégie européenne « De la ferme à la table ».
(2) Une inquiétude exprimée après la décision de la Commission. « L’Europe dans la tempête parfaite », Fondation Robert Schuman, Question d’Europe, n°634, 30 mai 2022. Le passage complet est le suivant : « En matière agricole, le sort fait aux pesticides, sans étude d’impact, risque d’entraîner une diminution des productions de céréales et d’accroître les pénuries et le prix des denrées de base au moment où la Russie et l’Ukraine, les deux principaux fournisseurs des pays en développement, diminuent leurs exportations de manière drastique. L’Union européenne a le choix : ou poursuivre sa politique élaborée sous la pression du lobby excessif d’ONG militantes et contribuer aux famines et aux révolutions, notamment sur les rives sud de la mer Méditerranée, ou alors, comme les ministres de l’agriculture l’ont déjà manifesté, remettre en culture certains espaces, accroître dans l’urgence les productions de produits essentiels pour éviter les conséquences sociales et politiques de ces pénuries. Elle renforcerait ainsi son rôle géopolitique auprès des Etats dans le besoin. »
(3) L’événement s’est produit le vendredi 3 juin 2022. Voir « Match interrompu à Roland-Garros : ‘J’ai ressenti beaucoup de tristesse’, explique l’activiste écologique », Midi Libre, 7 juin 2022.
(4) W. Quinn, « Rationality and the human good », Social Philosophy and Policy, 9(2), 1992, p. 81-95.
(5) Voir par exemple « Agriculture : des choix décisifs s’imposent pour sortir de la dépendance », Greenpeace, 30 mars 2022.
(6) Ibid.
Alain Anquetil au micro de Laurence Aubron
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