Chaque semaine Alain Anquetil, professeur émérite de philosophie morale à l’ESSCA Ecole de Management, nous livre une chronique de philosophie pratique.
Aujourd’hui, vous allez nous parler du « dilemme écologique » auquel est confrontée l’Union européenne.
Le 18 septembre 2023, la Cour des comptes européenne a publié un article intitulé : « Énergies marines renouvelables: l’UE face à un dilemme écologique ». Il comprenait le passage suivant : « L’essor des énergies marines renouvelables pose un véritable ‘dilemme écologique’ : alors qu’elles constituent un passage obligé de la transition écologique du Vieux continent, leur développement risque de porter atteinte au milieu marin ».
Pourquoi parler de « véritable dilemme » dans ce cas ?
Votre question est d’autant plus pertinente que le rapport de la Cour des comptes européenne auquel l’article faisait référence n’emploie pas le mot « dilemme », mais le mot « problème », spécialement dans ce passage : « La croissance prévue des énergies marines renouvelables pose problème sur le plan de la durabilité environnementale. Lorsqu’elle a proposé la stratégie de l’Union sur les énergies marines renouvelables, la Commission n’a pas estimé les effets potentiels sur l’environnement » (1).
Dans le langage ordinaire, un dilemme est compris comme un « choix difficile entre deux possibilités » (2). En employant le mot « dilemme » et en utilisant de surcroît l’adjectif « véritable », la Cour des comptes européenne voulait sans doute alerter sur le danger que l’Union se trouve confrontée à un choix entre deux obligations devenues incompatibles : d’une part, développer les énergies marines renouvelables, d’autre part, protéger l’environnement (3).
Un tel choix se rapprocherait de la définition d’un dilemme moral en philosophie, où il désigne une situation dans laquelle une personne a l’obligation de faire l’action A, a l’obligation de faire l’action B, mais ne peut pas faire A et B. Le dilemme est insoluble car aucune des deux obligations n’est supérieure à l’autre, si bien que la personne ne dispose d’aucun critère pour choisir entre A et B.
C’est une situation potentiellement tragique…
Les dilemmes insolubles sont souvent qualifiés de « conflits tragiques ». Et ce sont justement ces dilemmes-là qui seraient « véritables ».
Parce qu’il existe de « faux dilemmes » ?
Le concept de « faux dilemme » existe réellement. Citons celui-ci, discuté par les théologiens du 17ème siècle Antoine Arnauld et Pierre Nicole à propos du mariage : « Si la femme qu’on épouse est belle, elle cause de la jalousie ; si elle est laide, elle déplaît ; donc il ne faut point se marier » (4). L’exemple est anachronique, mais il illustre le concept de faux dilemme, qui tire une conclusion (« il ne faut point se marier ») de deux prémisses douteuses et insuffisantes. En effet, une belle femme ne cause pas nécessairement de la jalousie, une femme soi-disant laide peut évidemment plaire, et les critères même de beauté et de laideur ne suffisent pas à expliquer pourquoi on choisit de se marier.
Mais l’idée de « véritable dilemme » repose plutôt sur la différence entre dilemme soluble et dilemme insoluble.
Un dilemmes soluble se caractérise par le fait que l’une des obligations en jeu a plus de force que l’autre. Il possède une solution et le choix s’impose à la personne. Ainsi, comme l’observe la philosophe Philippa Foot, « il est peu probable qu’une personne qui doit, afin de sauver une vie humaine, manquer à sa promesse de voir un ami, fasse l’expérience d’un conflit intérieur » (5). Si elle est témoin d’un accident alors qu’elle se rend à son rendez-vous, elle portera secours au blessé sans hésiter, et, point important, sans nécessairement regretter sa décision. Car sauver une vie est plus important que tenir ses promesses.
Elle peut regretter de ne pas avoir vu son ami…
C’est vrai, mais, selon les mots de Philippa Foot, ce regret ne concerne pas « la rupture d’une promesse en tant que telle » : il s’agit seulement du regret provenant du fait de ne pas avoir vu son ami (6).
La question du regret est importante quand on discute des dilemmes moraux. L’idée, due au philosophe Bernard Williams, est que le regret serait le signe d’un « véritable » dilemme moral (7).
Ainsi, un « véritable » dilemme serait non seulement insoluble (aucune des obligations en présence ne l’emportant sur l’autre), mais, après avoir choisi de satisfaire l’une des deux obligations, le décideur éprouverait des regrets qui seraient comme la trace morale de l’obligation qu’il n’aurait pas retenue, quelle que soit cette obligation. Après être sorti d’un dilemme insoluble, il ressentirait le fait que l’obligation non retenue n’a pas été « éliminée », même s’il pense avoir « fait pour le mieux ».
Pouvez-vous préciser ce point ?
Selon les mots de Williams, « je peux bien être convaincu [que j’ai fait pour le mieux] tout en éprouvant ces regrets pour ce que je n’ai pas fait ». Ces regrets, la philosophe Marta Spranzi les décrit comme « un malaise réfractaire qui persiste au-delà de l’action et qui est dû au fait que l’une des obligations inhérentes au dilemme n’a pas pu être satisfaite » (8).
Cela s’applique-t-il au « dilemme écologique » de l’Union européenne ?
Nous en sommes encore au moment où le choix se dessine : il s’inscrit dans une temporalité et il suppose d’acquérir des connaissances supplémentaires relatives à l’effet des énergies marines renouvelables sur l’environnement.
En outre, la Cour des comptes européenne rappelle que, « dans sa stratégie, l’UE s’efforce de concilier énergies marines renouvelables et biodiversité » (9). Cet effort de « conciliation » suggère que le dilemme écologique n’est qu’apparent, qu’il est « soluble ».
Cependant, la Cour des comptes européenne craint aussi que « l’essor des énergies marines en Europe se fasse au détriment du milieu marin » (10). Cette crainte peut être considérée comme l’expression d’un regret anticipé. En effet, si, au bout du compte, l’obligation de protéger l’environnement était sacrifiée au profit de l’obligation de développer les énergies marines renouvelables, alors l’Union européenne regretterait son choix (11).
Mais on peut penser que cette référence implicite au regret ne dénote pas un dilemme : elle n’est qu’une autre manière de souligner l’importance du problème écologique relatif aux énergies marines renouvelables auquel l’Union est confrontée. Nous n’en sommes pas encore au stade du dilemme.
(1) Il rendait compte du rapport « Énergies marines renouvelables dans l’UE. Des plans de croissance ambitieux, mais une durabilité difficile à garantir », publié le 18 septembre 2023.
(2) Dictionnaire historique de la langue française Le Robert, 4ème édition, 2010.
(3) L’expression « véritable dilemme » a été employé à propos du conflit entre Israël et le Hamas. Le 10 octobre, trois jours après les massacres d’Israéliens, on lisait par exemple dans la presse française : « Les autorités israéliennes sont partagées sur la stratégie à l’égard des otages et c’est un véritable dilemme : faut-il tout faire pour les sauver ou faut-il avant tout rétablir la suprématie militaire d’Israël ? » (« Otages du Hamas : le dilemme d'Israël », La République des Pyrénées, 10 octobre 2023).
(4) Arnauld et Nicole, L’art de penser (Logique de Port-Royal), 1662, Librairie de L. Hachette et Cie, 1854.
(5) P. Foot, « Moral realism and moral dilemma », The Journal of Philosophy, 80(7), 1983, p. 379-398. Pour une revue des débats autour des dilemmes moraux, voir C. Tappolet, « Les dilemmes moraux et les devoirs prima facie », in M. Canto-Sperber (dir.), Dictionnaire d'éthique et de philosophie morale, PUF, 1996.
(6) Ibid. Les italiques sont ajoutées.
(7) Ou un autre sentiment apparenté, comme le remords ou la culpabilité. B. Williams, « Ethical consistency », Proceedings of the Aristotelian Society, Supplementary Volume XXXIX, 1965, tr. J. Lelaidier, « La cohérence éthique », dans La fortune morale, PUF, 1994.
(8) M. Spranzi, Le travail de l'éthique. Décision clinique et intuitions morales, Mardaga, 2018.
(9) « Énergies marines renouvelables: l’UE face à un dilemme écologique », 18 septembre 2023.
(10) Ibid.
(11) Les travaux de psychologie sur le regret ont montré que la possibilité d’un regret futur, postérieur à la décision, est anticipée par les décideurs et intégrée à leur prise de décision. Voir notamment M. Zeelenberg, « Anticipated regret, expected feedback and behavioral decision-making », Journal of Behavioral Decision Making, 12, 1999, p. 93-106.