La chronique philo d'Alain Anquetil

Jacques Delors : la question de la conviction et la responsabilité

© Communautés européennes 1985 Jacques Delors : la question de la conviction et la responsabilité
© Communautés européennes 1985

Nous accueillons chaque semaine Alain Anquetil, professeur émérite de philosophie morale à l’ESSCA Ecole de Management, pour une chronique de philosophie pratique.

« Je ne balance pas entre éthique de conviction et éthique de responsabilité, j’associe toujours les deux » (Jacques Delors)

Aujourd’hui, vous allez nous parler des convictions et de l’esprit de responsabilité de Jacques Delors, qui est décédé le 27 décembre 2023.

S’agissant des convictions, on notera ces commentaires issus de récents articles de presse : « Jacques Delors n’avait jamais varié dans ses convictions », et « Tout au long de sa vie, Jacques Delors a été d’une grande cohérence. C’était un homme de conviction au tempérament bien trempé. » (1)

La responsabilité, elle, faisait partie de ses valeurs, et il écrivait à son propos que « la tâche du politique [est de faire en sorte que] les citoyens [deviennent] vraiment les acteurs conscients de leur propre histoire », ce qui suppose de faire « appel à leur sens des responsabilités pour qu’ils participent à la vie de la Nation et aux aventures collectives qu’elle leur propose » (2).

Jacques Delors établissait-il un lien entre « conviction » et « responsabilité » ?

Oui, notamment à travers deux concepts fameux dus au sociologue Max Weber : l’éthique de conviction et l’éthique de responsabilité, qu’il appelait des « maximes » (3).

Jacques Delors les évoquait après avoir affirmé que son engagement était né « du spectacle des injustices et des inégalités sociales », et qu’il était un « révolté » qui n’avait « jamais accepté l’ordre existant ». Voici le passage en question :

« J’ai toujours une sorte de révolte en moi, y compris contre les imperfections de ma propre action. J’ai une insatisfaction profonde devant la façon dont vit la société, dont se nouent les relations entre les humains, et cela ne me quittera jamais. […] Je ne balance pas entre éthique de conviction et éthique de responsabilité, j’associe toujours les deux, ce qui surprend certains qui, bien entendu, s’installent dans ‘le système’. » (4)

Que recouvrent ces deux éthiques ?

L’éthique de conviction est une « éthique absolue ». L’action qui s’en réclame est « inspirée par la pure conviction », par exemple en matière de justice sociale. Une telle éthique exclut que l’on puisse réaliser le bien à l’aide de moyens mauvais, et elle ne prend en compte ni la réalité du monde (elle « ne supporte pas l’irrationalité éthique du monde ») ni les conséquences des actions qu’elle prescrit :

« Le partisan de l’éthique de conviction ne se sent ‘responsable’ que d’une chose : empêcher que ne s’éteigne la flamme de la pure conviction, par exemple la flamme de la protestation contre l’injustice de l’ordre social ». (5)

Cela évoque la « révolte » qu’éprouvait Jacques Delors…

Mais il se référait aussi à l’éthique de responsabilité qui, elle, prend en compte les conséquences. Le dirigeant politique qui s’inspire de cette éthique choisit les moyens qui permettent d’atteindre efficacement le but qu’il s’est fixé (ce qui ne veut pas dire « n’importe quel moyen ») et il « doit assumer les conséquences (prévisibles) de son action » (6). Comme l’écrivait Raymond Aron, « l’éthique de la responsabilité […] est celle que ne peut pas ne pas adopter l’homme d’action » (7).

Ces deux éthiques sont-elles conciliables ?

Jacques Delors le supposait lorsqu’il affirmait : « J’associe toujours les deux », mais Max Weber les oppose clairement : « Toute action d’inspiration éthique peut obéir à deux maximes profondément différentes et dont l’opposition est irréductible ».

Cependant, à moins de penser qu’un dirigeant politique est un « fanatique moral », pour reprendre le mot d’André Comte-Sponville à propos de l’éthique de conviction (8), ou que, du côté de l’éthique de responsabilité, il est un opportuniste qui ne sert aucune cause, on comprend intuitivement que l’éthique de conviction et l’éthique de responsabilité puissent être combinées.

En pratique, le partisan de l’éthique de conviction, s’il n’est pas un saint ou un mystique, ne demeure pas en retrait du monde : il agit effectivement dans le monde. Et le partisan (non opportuniste) de l’éthique de responsabilité, lorsqu’il évalue les conséquences de son action, doit utiliser des critères qui renvoient à des valeurs – et qui reflètent ses convictions.

Philippe Raynaud exprime cette combinaison entre les deux éthiques :

« Agir dans le monde, [c’est] soumettre ses convictions à l’épreuve de l’anticipation rationnelle des conséquences, parce qu’on accepte soi-même d’être en partie responsable du monde. [Et] l’éthique de la responsabilité est conduite à s’autolimiter pour reconnaître l’irréductibilité de la conviction. » (9)

Pouvez-vous préciser ce dernier point ?

Selon Max Weber, un dirigeant politique authentique, a la capacité de reconnaître le moment où il peut dire : « J’ai cherché à produire des résultats conformes à mes objectifs et, de ce fait, je me suis obligé à regarder le monde et à analyser les conséquences probables de mon action. Cependant, je suis arrivé à un point où je ne peux plus continuer sans mettre en péril mes convictions » (10). Ce dirigeant ne s’effondre pas devant la complexité et l’« irrationalité éthique » du monde, mais il est capable de dire (et de se dire à lui-même) : « Je ne peux pas faire autrement, je m’arrête ici ».

Ces mots, que Weber emprunte au théologien Martin Luther, figurent dans un passage qui éclaire les propos de Jacques Delors :

« Il est extrêmement bouleversant […] d’entendre un homme mûr, peu importe qu’il soit jeune ou vieux quant au nombre des années, qui éprouve réellement et de toute son âme cette responsabilité pour les conséquences et qui agit selon l’éthique de responsabilité, dire à un moment quelconque : ‘je ne peux pas faire autrement, je m’arrête ici’. » C’est là une attitude authentiquement humaine et elle est émouvante. […] Dans cette mesure l’éthique de conviction et l’éthique de responsabilité ne sont pas des contraires absolus, mais elles se complètent l’une l’autre, et c’est ensemble seulement qu’elles constituent l’homme authentique, celui qui peut avoir la ‘vocation pour la politique’. » (11)

« L’homme authentique, celui qui peut avoir la ‘vocation pour la politique’ » : n’est-ce pas un propos que l’on pourrait appliquer sans réserve à l’homme politique que fut Jacques Delors ? Je ne suis pas un biographe de Jacques Delors, mais je pencherais pour une réponse affirmative à cette question.

(1) « Le double héritage de Jacques Delors », Le Monde, 28 décembre 2023, et « Jacques Delors a posé les fondations d’une Europe qui s’est retournée contre les nations », Le Figaro, 29 décembre 2023 (ces mots sont du sondeur et politologue Stéphane Rozès).

(2) J. Delors, L’unité d’un homme: entretiens avec Dominique Wolton, Odile Jacob,1994.

(3) M. Weber, Politik als Beruf, 1919, tr. C. Colliot-Thélène, La profession et la vocation de politique, Paris, La Découverte, 2003.

(4) J. Delors, op. cit.

(5) M. Weber, op. cit.

(6) Ibid.

(7) R. Aron, Les étapes de la pensée sociologique, Gallimard, 1976.

(8) A. Comte-Sponville, Dictionnaire philosophique, PUF, 4ème édition, 2013.

(9) P. Raynaud, « Max Weber », in M. Canto-Sperber (dir.), Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, Paris, PUF, 1996.

(10) La première phrase est une reprise, moyennant quelques modifications, d’un propos de Raymond Aron. Elle se situe à la deuxième place du passage suivant : « Dans l’action politique, nous sommes partagés entre deux attitudes […]. L’une […] cherche à produire des résultats conformes à nos objectifs et, de ce fait, s’oblige à regarder le monde et à analyser les conséquences probables de ce que nous dirons ou ferons. L’autre […] nous pousse bien souvent à parler et à agir sans tenir compte des autres et du déterminisme des événements. […] L’action raisonnable s’inspire à la fois de ces deux attitudes. » (Op. cit.)

(11) M. Weber, op. cit.