La chronique philo d'Alain Anquetil

Le cas EDF ou la question du « contrat » entre l’entreprise et la société - La chronique philo d'Alain Anquetil

Le cas EDF ou la question du « contrat » entre l’entreprise et la société - La chronique philo d'Alain Anquetil

Nous accueillons chaque semaine Alain Anquetil, professeur de philosophie morale à l’ESSCA Ecole de Management, pour une chronique de philosophie pratique.

Aujourd’hui, vous allez nous parler du contrat qui lie toute entreprise à la société comprise au sens large. Vous vous inspirez de la grève qui a eu lieu cette semaine chez EDF …

Cette grève avait pour origine « la décision du gouvernement d’obliger EDF à vendre davantage d’électricité nucléaire à bas prix à ses concurrents » (1). Le PDG d’EDF a lui-même affirmé : « nous vivons cette décision comme un véritable choc », et les syndicats ont parlé de « spoliation » (2).

Ce sont des mots forts …

Oui, et ils soulèvent des questions sur le contrat qui lie l’entreprise à la société – la société au sens large, comme vous l’avez dit –, c’est-à-dire, en pratique, à l’Etat.

Vous pensez au service public de l’électricité ?

Pas seulement. EDF, comme les autres entreprises du secteur de l’électricité, est soumise à des obligations qui sont explicitement énoncées dans le Code de l’énergie (3).

C’est ce « contrat explicite » qui est en cause ici …

Absolument. Mais je voudrais attirer l’attention sur l’existence d’un autre contrat, tacite cette fois, non écrit, qui lie toute entreprise à la société, même si ce « contrat tacite » ne semble pas en cause dans la relation actuelle entre EDF et l’Etat français. 

Adolf Berle, qui fut juriste et conseiller du président Franklin Roosevelt, affirmait que les grandes entreprises doivent respecter un « contrat social tacite » qui leur confère des avantages et des obligations (4). Il écrivait par exemple que « leur profit doit avoir la nature d’une compensation équitable au titre de leur activité, et non d’une prime fondée sur l’exploitation du consommateur ».

Comment peut-on avoir la preuve de l’existence d’un tel contrat ?

On la trouve par exemple dans le dernier discours d’Ursula von der Leyen sur l’état de l’Union (5). Voici ce qu’elle disait à propos de la lutte contre l’évasion et la fraude fiscales : « Dans notre économie sociale de marché, il est bon que les entreprises réalisent des profits. Mais si elles réalisent des profits, c’est bien grâce à la qualité de nos infrastructures, de notre sécurité sociale et de nos systèmes éducatifs ». (Ceci correspond aux « avantages pour l’entreprise » du contrat social tacite.) « Alors », poursuit Ursula von der Leyen, « c’est la moindre des choses qu’elles payent leur juste contribution ». (Ceci fait partie des « obligations de l’entreprise » du contrat social tacite.)

On peut néanmoins discuter de la nature du contrat, explicite ou tacite, qui lie toute entreprise à la société. Très schématiquement, l’existence d’une entreprise peut être justifiée de deux façons. On peut d’abord considérer qu’une entreprise a un « droit réel à exister ». Il est fondé sur la liberté d’association et la liberté d’entreprendre. N’importe qui peut créer une entreprise, du moment que son activité est licite. Si nécessaire, l’entreprise peut revendiquer ce droit. Remarquons que, selon cette perspective, sa légitimité sociale est indépendante du politique.

Une autre conception est que la société autorise l’existence de l’entreprise – ou elle suscite son existence –, non pas parce que l’entreprise a un droit, mais parce que la société en a besoin pour assurer le bien-être de la population. Ici, l’entreprise doit jouer le rôle qui lui est assigné au sein de la société. Et cette fois, sa légitimité sociale dépend du politique.

Est-ce le cas d’EDF ?

Sans doute. Mais la réponse est complexe, car EDF est une société anonyme détenue très majoritairement par l’Etat français et qui opère dans un contexte de libéralisation du marché européen de l’électricité. Ce marché fait aujourd’hui l’objet de débats au niveau de l’Union (6). Peut-être auront-ils un effet sur le « contrat social » d’EDF.

(1) « EDF – La décision gouvernementale sur les tarifs est ‘un choc’ – PDG », Les Echos, 17 janvier 2022.

(2) « Plus de 40 % des salariés d’EDF en grève contre la ‘spoliation’ de l’opérateur public », Le Monde, 26 janvier 2022, et Les Echos, 17 janvier 2022, op. cit.

(3) Voir les « obligations assignées aux entreprises du secteur de l’électricité » (articles L121-1 à L121-30 du Code de l’énergie), où on lit par exemple : « Le service public de l’électricité a pour objet de garantir, dans le respect de l’intérêt général, l’approvisionnement en électricité sur l’ensemble du territoire national », et où est souligné le « respect des principes d’égalité, de continuité et d’adaptabilité et dans les meilleures conditions de sécurité, de qualité, de coûts, » etc.

(4) A. A. Berle, « A new look at management responsibility », Management of Personnel Quarterly, 1(3), 1962, p. 2-5. La citation est issue de A. Anquetil, Qu’est-ce que l’éthique des affaires ? Paris, Vrin, Chemins Philosophiques, 2008.

(5) Discours sur l’état de l’Union 2021 de la Présidente von der Leyen, « Renforcer l’âme de notre Union », 15 septembre 2021.

(6) « Les députés débattent des solutions européennes à la hausse des prix de l’énergie », Actualité du Parlement européen, 6 octobre 2021.

Alain Anquetil au micro de Cécile Dauguet

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