C'est nouveau sur euradio ! Nous accueillons désormais chaque semaine Alain Anquetil, professeur de philosophie morale à l’ESSCA Ecole de Management, pour une chronique de philosophie pratique.
Cette semaine, il revient sur le devoir de solidarité auquel la Présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, avait fait référence dans son discours du 10 février 2021.
Oui, nous en avons discuté la semaine dernière. Dans ce discours, Ursula von der Leyen avait affirmé que « l'accès aux vaccins pour les pays à bas revenu et à revenu moyen est […] à la fois dans notre intérêt et une question de solidarité » (1).
Vous nous aviez parlé du rapport entre le souci de l’Union pour l’intérêt de ses membres et la solidarité envers les pays à bas revenu et à revenu moyen.
En effet. Et nous avions conclu que l’intérêt et la solidarité ne sont pas nécessairement incompatibles.
Mais vous venez de parler de devoir de solidarité, non de la solidarité comme fait. Or, le mot peut avoir l’un ou l’autre sens : un sens « normatif » ou un sens « factuel ». Dans le premier, la solidarité appartient au domaine de l’obligation morale. Dans le second, la solidarité est un fait naturel ou social, que l’on peut mesurer et analyser.
À quel sens pensait Ursula von der Leyen ? Certainement au premier, celui du devoir moral.
Mais le devoir moral de solidarité dépend ici de l’interdépendance de fait entre les pays membres de l’Union européenne et entre l’Union et les autres pays.
En mars 2020, un rapport des Nations Unies précisait justement que « d’un point de vue géopolitique, la crise crée un besoin urgent de leadership, de solidarité, de transparence, de confiance et de coopération ». On peut comprendre l’idée que « la crise crée un besoin de solidarité » comme équivalente à l’idée que « la crise suscite un devoir moral de solidarité » (2). La solidarité comme devoir serait donc étroitement dépendante d’un besoin naturel.
Mais une telle dépendance pose un problème sérieux : celui de l’origine de nos obligations morales. Ruwen Ogien l’a décrit à travers un exemple qui est en rapport avec la solidarité : « Du fait que les riches ont tendance à ne pas consacrer volontairement une partie importante de leurs revenus à aider les plus pauvres, il ne suit pas que c’est bien ou que c’est ce qu’il faut faire » (3). On ferait le même constat en renversant la phrase : « De la solidarité naturelle entre les hommes, il ne s’ensuit pas que les hommes devraient être solidaires les uns avec les autres ». Cette difficulté de passer d’un fait à une obligation morale est résumée par la règle générale selon laquelle « de ce qui est, on ne peut pas dériver ce qui doit être » (4).
Des penseurs de la fin du 19ème et du début du 20ème siècle l’ont appliquée à la solidarité. Certes, ils considéraient la solidarité comme un fait naturel et social, mais ils ajoutaient que « la solidarité ne peut fournir par elle-même un principe de conduite morale, puisqu’elle n’est qu’un fait naturel et, comme tel, absolument amoral », ou encore que « la solidarité régit aussi bien les associations de brigands que les associations d’honnêtes gens » (5).
Mais on ne peut ignorer les faits. Sinon, tous nos devoirs moraux seraient déconnectés de la réalité.
C’est juste. D’ailleurs, les faits eux-mêmes peuvent être intrinsèquement porteurs d’obligations, comme le montre la sentence issue de l’Avare de Molière : « Il faut manger pour vivre, et non pas vivre pour manger ». Manger pour vivre est à la fois un fait et une obligation.
La solidarité comme fait naturel peut conduire au devoir de solidarité, mais à condition de lui ajouter une fin morale, comme la justice ou le bien-être de tous. Dans ce cas, la solidarité est un moyen au service d’une fin, mais, comme l’écrivaient Charles Rist et Charles Gide, elle est aussi « un levier d’une puissance incomparable » (6). C’est, je crois, à cette « puissance incomparable » de la solidarité que songeait Ursula von der Leyen.
(1) « Discours de la Présidente von der Leyen à la plénière du Parlement européen sur l’état d’avancement de la Stratégie de vaccination de l’Union contre la COVID-19 », 10 février 2021.
(2) « Responsabilité partagée et solidarité mondiale. Gérer les retombées socioéconomiques de la COVID-19 », mars 2020.
(3) R. Ogien, L’influence de l’odeur des croissants chauds sur la bonté humaine et autres questions de philosophie morale expérimentale, Paris, Editions Grasset & Fasquelle, 2011.
(4) Ibid.
(5) Citations issues respectivement de C. Gide et C. Rist, Histoire des doctrines économiques depuis les physiocrates jusqu'à nos jours, 6ème édition, Paris, Recueil Sirey, 1944, et F. Mentré, in « Solidarité », A. Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris, PUF, 1972. Voir aussi A. Anquetil, « Ethique et économie sociale et solidaire : la valeur morale du concept de solidarité », 9 mars 2006.
(6) C. Gide et C. Rist, op. cit.
Image: Gerd Altmann
Interview réalisée par Laurence Aubron
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