euradio accueille chaque semaine Alain Anquetil, professeur émérite
de philosophie morale à l’ESSCA École de Management, pour une
chronique de philosophie pratique.
Aujourd’hui, vous allez nous parler de l’accord qui a été conclu par Crédit Suisse et le parquet national financier.
Le président du Tribunal de Paris a validé le 24 octobre la « convention judiciaire d’intérêt public » qui a conduit cette banque à verser 238 millions d’euros à l’État français à la suite d’opérations de démarchage illégal de clients et de blanchiment aggravé de fraude fiscale (1).
Il n’y a ici ni condamnation pénale ni, de ce fait, inscription au casier judiciaire. La loi du 9 décembre 2016, qui le stipule, précise aussi que le procureur de la République peut proposer une convention judiciaire d’intérêt public à « une personne morale mise en cause pour un ou plusieurs délits », qui peut l’accepter ou non (2). Si elle l’accepte, la convention est ensuite validée par le président du tribunal de grande instance. S’agissant du Crédit Suisse, cette validation est intervenue le 24 octobre dernier.
Pourquoi cet accord a-t-il retenu votre attention ?
La juriste Martina Galli observait que « la loi [de 2016] ne fait aucune référence à des négociations et qu’elle prévoit « expressément des obligations ‘imposées’ […] et non simplement proposées » (3). En bref, le pouvoir de l’entreprise est « d’accepter ou de refuser un contenu qui [lui] échappe ». Autrement dit, cet accord semble déséquilibré. Mais je ne pense pas que ce soit le cas.
Pourquoi ?
On pourrait s’en tenir au fait que Crédit Suisse, en l’occurrence, gardait le pouvoir de ne pas signer la convention et savait à quoi il s’engageait en la signant. Mais on peut remarquer que, dans le sens ordinaire du mot, un accord n’est pas seulement conçu comme une convention ou un contrat entre des parties, mais aussi comme un « assentiment », c’est-à-dire un « consentement […] accompagné de l’adhésion aux motifs qui y engagent » (4). Or, on pourrait avoir l’impression que la convention dont nous parlons ne suscitait pas une telle adhésion, donc que l’accord était déséquilibré.
Pour mieux saisir ce qu’implique cette adhésion, prenons un exemple dû à la philosophe Margaret Gilbert. Si Michel et Jeanne se mettent d’accord pour s’occuper de Fido le chien, l’un pour le promener et l’autre pour le nourrir, cet accord les oblige l’un et l’autre, mais on a tendance à le comprendre aussi comme une adhésion de Michel et de Jeanne à leur décision (5).
On peut voir leur accord comme un échange de promesses, chacun ayant des obligations séparées devant être accomplies indépendamment. Ce n’est pas l’avis de Margaret Gilbert, qui le conçoit plutôt comme l’effet d’un engagement conjoint, d’un « nous », d’un collectif.
Gilbert compare l’engagement conjoint à une corde que Michel et Jeanne tiendraient tendue : « aucune [de ces] deux personnes ne peut tenir une corde tendue à moins que l’autre ne le fasse également ». Pour elle, Michel et Jeanne forment un sujet pluriel et leur accord les rapproche à un tel degré qu’il « échappe à leur contrôle personnel ».
Cette idée s’applique-t-elle au cas de Crédit Suisse ?
Oui si l’on accepte les thèses de Gilbert, qui signale en outre qu’être contraint à accepter un accord ne signifie pas que l’on est opposé à son contenu.
Notons pour conclure que la convention judiciaire d’intérêt public a été bien appréciée par les entreprises, ce qui atténue l’impression que, le cas échéant, leur accord à une telle convention serait contraint (6). Cette appréciation positive a certes nourri les critiques qui ont souligné le risque d’irresponsabilité pénale des entreprises car elles pourraient être tentées d’accepter un risque de sanction après un calcul coût-bénéfice (7). Mais, paradoxalement, ces critiques, qu’elles soient justifiées ou non, témoignent indirectement de la réalité de l’accord que donnent des personnes morales à une convention judiciaire d’intérêt public.
Entretien réalisé par Laurence Aubron.
(1) Voir par exemple « Crédit Suisse paie 238 millions d’euros pour éviter un procès en France pour blanchiment de fraude fiscale », Le Monde, 24 octobre 2022.
(2) Loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique. Les conventions judiciaires d’intérêt public sont publiées sur le site de l’Agence Française Anticorruption.
(3) M. Galli, « Une justice pénale propre aux personnes morales. Réflexions sur la convention judiciaire d’intérêt public », Revue de science criminelle et de droit pénal comparé, 2(2), 2018, p. 359-385. Je mets les italiques.
(4) Sources : Grand Larousse de la langue française, Vol. 1, Librairie Larousse, 1989, et CNRTL.
(5) M. Gilbert, « Agreements, coercion, and obligation », Ethics, 103(4), 1993, p. 679-706.
(6) L. Fabre, « Préservons l’équilibre de la convention judiciaire d’intérêt public », Le Monde du Droit, 5 novembre 2021.
(7) L. Rousseau et N. Nabih, « Les dérives néfastes du mécanisme de la Convention judiciaire d’intérêt public », Dalloz Actualité, « Le droit en débat », 16 mai 2022.