Nous accueillons chaque semaine Alain Anquetil, professeur de philosophie morale à l’ESSCA Ecole de Management, pour une chronique de philosophie pratique.
Aujourd’hui, vous allez nous parler des « poursuites-bâillons », qui font l’objet d’une récente résolution du Parlement européen.
Elle porte en effet sur « l’utilisation abusive d’actions au titre du droit civil et pénal pour réduire les journalistes, les ONG et la société civile au silence » (1).
Que recouvrent les poursuites-bâillons ?
Il s’agit de poursuites judiciaires stratégiques, mais abusives, qui contraignent la liberté d’expression dans l’espace public (2). Elles sont intentées par des particuliers, des entreprises ou des organismes publics, essentiellement pour des motifs de diffamation ou d’atteinte à la réputation.
Les victimes de diffamation ont le droit de saisir la justice…
Bien sûr, c’est pourquoi la résolution insiste sur le fait que « les poursuites-bâillons sont souvent dénuées de fondement […] » et qu’elles ne sont pas exercées de bonne foi mais « dans l’intention de rendre le litige coûteux, long et complexe pour les défendeurs ».
Cela va au-delà d’une mise en cause la liberté d’expression.
En effet. La résolution parle non seulement d’actions visant à « anéantir la diversité de la pensée et des opinions publiques critiques », mais elle évoque aussi leur caractère vexatoire, les « abus de droit ou de procédure de la part du requérant » et le « déséquilibre du rapport de force et des ressources entre les parties ».
Quel est le but de la résolution ?
Le Parlement demande à la Commission européenne de proposer des mesures concrètes, par exemple exiger de l’auteur de supposées poursuites-bâillons « qu’il présente les raisons pour lesquelles [son] action n’est pas abusive ». Ces mesures reflètent le souci de catégoriser les poursuites-bâillons, car pouvoir qualifier ainsi une action en justice est essentiel compte-tenu des torts considérables qu’elle peut provoquer (3).
La difficulté est de « traiter les demandes abusives sans porter atteinte aux droits des requérants » (4). Si l’on adopte une perspective philosophique plutôt que juridique, on peut, par exemple, comprendre que cette difficulté dépend de l’appréciation des torts subis par les deux parties.
Considérons le cas d’une atteinte à la réputation et plaçons-nous dans le cadre de la pensée du philosophe anglais John Stuart Mill. D’un côté, celui ou celle qui s’exprime dans l’espace public est protégé(e) par le principe de la liberté d'expression. Mill affirme qu’« il est impératif de laisser les hommes libres de former leurs opinions et de les exprimer sans réserve » (5), sauf s’il existe un lien direct et immédiat entre l’expression publique d’une opinion et les torts subis par un tiers. D’un autre côté, ce tiers est protégé par le principe de non-nuisance, selon lequel la société a autorité pour sanctionner une personne ou l’empêcher d’agir si elle nuit ou risque de nuire à autrui.
Dans le cas d’une poursuite-bâillon, on ne s’intéresse pas aux torts subis par ce tiers, mais à ceux subis par la victime de son action en justice (6). On peut toutefois imaginer des situations intermédiaires, des actions en justice qui seraient des quasi poursuites-bâillons – par exemple une entreprise ou une collectivité publique dont les dirigeants seraient indignés par ce qu’ils considèreraient comme des attaques répétées et qui intenteraient une action en justice alors qu’ils n’en avaient pas intenté lors des précédentes mises en cause. Naturellement, le tort qu’ils subiraient – une offense, avec une dimension émotionnelle – peut paraître étrange, mais on débat, en philosophie, de la possibilité que le principe de non-nuisance inclue les offenses et d’autres types de torts.
Il est peu probable que la Commission européenne considèrera un cas de ce genre, mais elle devra sans doute envisager des degrés dans la nature des poursuites mettant en cause la liberté d’expression afin de « traiter les demandes abusives sans porter atteinte aux droits des requérants ».
(1) « Résolution du Parlement européen sur le renforcement de la démocratie ainsi que de la liberté et du pluralisme des médias dans l’UE : l’utilisation abusive d’actions au titre du droit civil et pénal pour réduire les journalistes, les ONG et la société civile au silence », 11 novembre 2021.
(2) Une traduction de l’anglais « Strategic Lawsuit Against Public Participation » (SLAPP).
(3) La résolution cite le cas dramatique de la journaliste maltaise « Daphne Caruana Galizia, qui était, selon certaines sources, sous le coup de 47 poursuites civiles et pénales en diffamation (qui ont débouché sur le gel de ses avoirs) dans plusieurs juridictions le jour de son assassinat, le 16 octobre 2017, lequel a été fermement condamné, sans compter les poursuites encore pendantes contre ses héritiers ».
(4) « Résolution du Parlement européen… », op. cit.
(5) J. S. Mill, On liberty, 1859, tr. L. Lenglet, De la liberté, Paris, Gallimard, 1990.
(6) La résolution du Parlement européen précise que « les victimes des poursuites-bâillons sont généralement poursuivies pour avoir […] exprimé des opinions critiques sur le comportement, ou dénoncé des méfaits de particuliers ou d’entités privées », etc.
Alain Anquetil au micro de Cécile Dauguet
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