La chronique philo d'Alain Anquetil

Les vœux de nouvelle année et l'art d'être heureux

Photo de Dibakar Roy - Pexels Les vœux de nouvelle année et l'art d'être heureux
Photo de Dibakar Roy - Pexels

Chaque mois Alain Anquetil, professeur émérite de philosophie morale à l’ESSCA, École de Management, nous livre une chronique de philosophie pratique.

Bonjour Alain Anquetil, aujourd’hui, vous allez nous parler de la formule : « Bonne et heureuse année ».

Cette formule rituelle introduit l’idée de bonheur à travers l’adjectif « heureux », qui, comme le mot « bonheur », dérive du mot « heur » : la chance. L’expression « heureuse année » désigne « un avantage quelconque, […] une conclusion satisfaisante, des conséquences positives » dont, nous l’espérons, la personne destinataire pourra bénéficier au cours de l’année à venir (1).

Toutefois, les vœux n’évoquent pas la manière de parvenir au bonheur. Il est rare qu’on les accompagne d’une référence à un « mode d’emploi ». On ne dit jamais : « Je vous souhaite de savoir comment être heureux au cours de l’année nouvelle ».

Nous pouvons toujours donner des conseils après avoir formulé nos vœux.

Ou recommander la lecture de beaux textes sur la manière de trouver le bonheur, par exemple ceux des philosophes Alain et Bertrand Russell (2).

Alain parle explicitement de « l’art d’être heureux », car il s’agit bien d’un art, d’une habileté qu’il faut savoir cultiver.

Deux choses sont pour lui essentielles.

Il faut d’abord vouloir être heureux, ce qui implique que l’on y « mette du sien », que l’on ait du courage et de la constance.

Ensuite, il faut agir et non subir. Alain affirme que « c’est dans l’action libre qu’on est heureux », mais elle suppose un authentique effort :

« Il est impossible que l’on soit heureux si l’on ne veut pas l’être ; il faut donc vouloir son bonheur et le faire » (3).

On est loin d’un bonheur reçu passivement, un bonheur qui nous serait « dû », comme l’illustre Alain dans ce passage :

« Parce que les sucreries donnent un petit plaisir sans qu’on ait autre chose à faire qu’à les laisser fondre, beaucoup de gens voudraient goûter le bonheur de la même manière, et sont bien trompés. »

Peut-on trouver le bonheur dans le travail, où l’on subit souvent des contraintes ?

Oui. Pour Alain, « un travail réglé et des victoires, voilà sans doute la formule du bonheur » (les « victoires » signifient que l’on a surmonté des difficultés).

Pour y parvenir, il faut cultiver son caractère. A cet égard, Russell observe que si la persévérance « est un des éléments les plus importants du bonheur », puisqu’elle nous permet d’atteindre les buts que nous visons, il nous faut aussi posséder d’autres dispositions, par exemple la curiosité et le goût pour la possession de multiples intérêts (4). Une autre condition correspond à ce que Russel appelle un « intérêt amical pour les êtres ».

De quoi s’agit-il ?

D’une affection sincère, désintéressée, que nous éprouvons pour les personnes « sans vouloir acquérir un pouvoir sur [elles ou nous] assurer leur admiration enthousiaste ».

Si l’on combine ces conditions, on obtient le « secret du bonheur » :

« Élargissez le plus possible vos intérêts et tâchez de rendre vos réactions envers les personnes et les choses qui vous intéressent aussi amicales et aussi peu hostiles que possible ».

La modération est une autre condition du bonheur sur laquelle insiste Russell. Un passionné d’échecs « qui délaisse son travail [ou sa famille pour jouer aux échecs toute la journée] a perdu la vertu de la modération ». On trouvera aisément d’autres exemples dans notre monde numérique.

Nous souhaitons tout cela quand nous disons : « Bonne et heureuse année » ?

Oui, à un niveau implicite – en général, nous ne disons pas à un(e) ami(e) : « Je te souhaite de ne pas manquer de modération ».

L’une des observations les plus fécondes d’Alain porte sur le fait que lors des fêtes de fin d’année (qu’il appelle « fête de la politesse »), nous avons l’occasion de « mimer le bonheur ».

De « faire semblant » d’être heureux ?

Il s’agit plutôt de représenter la bonne humeur ou la joie de vivre par des attitudes appropriées. Elles relèvent de la politesse et sont ritualisées, ce qui a pour conséquence que tout le monde en saisit facilement le sens. Elles ont aussi pour effet de nous libérer un peu de nos sombres pensées, de nous sortir de ce qu’Alain dit par exemple à propos de l’ennui : « Celui qui s’ennuie a une manière de s’asseoir, de se lever, de parler, qui est propre à entretenir l’ennui ». Au contraire,

« les coutumes de politesse sont bien puissantes sur nos pensées ; et ce n’est pas un petit secours contre l’humeur et même contre le mal d’estomac si l’on mime la douceur, la bienveillance et la joie ; ces mouvements, qui sont courbettes et sourires, ont cela de bon qu’ils rendent impossibles les mouvements opposés, de fureur, de défiance, de tristesse. C’est pourquoi la vie de société, les visites, les cérémonies et les fêtes sont toujours aimées ; c’est une occasion de mimer le bonheur ; et ce genre de comédie nous délivre certainement de la tragédie ; ce n’est pas peu. »

Le fait de « mimer le bonheur » a-t-il aussi des effets sur les autres ?

Oui : « On ne dit pas assez que ce que nous pouvons faire de mieux pour ceux qui nous aiment, c’est encore d’être heureux », écrit Alain ; ou encore : la bonne humeur « enrichit tout le monde », elle est un « trésor qui se multiplie par l’échange ».

Nous pourrions ajouter à ce tableau la sincérité. Russell en a parlé, nous l’avons noté, à propos de l’affection sincère que nous devrions éprouver pour autrui. La sincérité, qui devrait s’accompagner d’un intérêt authentique pour les gens et pour leurs traits de caractère, permet non seulement de lever les obstacles au bonheur que produirait une affection intéressée ou tyrannique, mais aussi de procurer une source de bonheur réciproque :

« La personne dont l’attitude envers les autres est sincère […] sera une source de bonheur pour ses semblables et elle sera récompensée par la bonté des autres ».

Les réflexions d’Alain et de Russell sont stimulantes, et je recommande la lecture de leurs ouvrages. Mais si l’on souhaite se documenter sur la recherche du bonheur, on aura l’embarras du choix…

Je souhaite à toutes et à tous une bonne et heureuse année 2025 !

Références

(1) Source : CNRTL. Le concept de « bonheur » a déjà été abordé dans une précédente chronique philo : « Le bonheur des vacances est-il éphémère ou permanent ? », 3 juillet 2022.

(2) Alain, Propos sur le bonheur, Editions Gallimard, 1928, et B. Russell, The conquest of happiness, George Allen & Unwin, 1930, tr. N. Robinot, La conquête du bonheur, Editions Payot et Rivages, 2001.

(3) Alain, Propos sur le bonheur, op. cit. Les italiques sont ajoutés. Les citations qui suivent sont issues de cet ouvrage.

(4) B. Russell, La conquête du bonheur, op. cit. Les citations qui suivent proviennent de cet ouvrage.