La chronique philo d'Alain Anquetil

Comment savoir si les dirigeants politiques ont les mains sales

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Nous accueillons chaque mois Alain Anquetil, professeur émérite de philosophie morale à l’ESSCA Ecole de Management, pour une chronique de philosophie pratique.

Aujourd’hui, vous allez nous parler des « mains sales » de certains décideurs politiques qui prennent des décisions dans des circonstances difficiles.

Aussi bien en temps de paix (la corruption est un exemple d’action qui « salit les mains ») qu’en temps de guerre (pensons aux bombardements qui tuent des civils). On en trouve malheureusement des illustrations dans l’actualité.

L’usage ordinaire de l’expression « mains sales » renvoie à la « main », qui symbolise l’activité, le pouvoir, la domination, et à l’« impureté », qui symbolise la compromission. « Se salir les mains », c’est « se compromettre gravement » en « transigeant avec ses principes ».

C’est en partant de ce sens ordinaire que le philosophe Michael Walzer a proposé en 1973 l’« argument des mains sales ».

Quel est ce « sens ordinaire » ?

Il provient de croyances sur l’intégrité des responsables politiques. Selon Walzer, elles affirment que « personne ne réussit en politique sans se salir les mains ».

Cela semble un peu catégorique…

Walzer a reconnu, dans un article paru en 2023, que l’on peut défendre une cause juste sans compromission, comme le fit Martin Luther King. Mais il ajoute qu’il est juste de se salir les mains dans certaines circonstances si l’on veut faire le bien en politique.

Walzer cite le personnage d’Hoederer de la pièce Les mains sales de Jean-Paul Sartre, un chef de parti qui s’apprête à nouer une alliance avec des adversaires, mais qu’un jeune intellectuel, membre du parti, accuse de compromission et de traîtrise. Hoederer lui répond ceci :

« Comme tu tiens à ta pureté […] ! Comme tu as peur de te salir les mains. Eh bien, reste pur ! […] Ne rien faire, rester immobile, serrer les coudes contre le corps, porter des gants. Moi, j’ai les mains sales. Jusqu’aux coudes. […] Et puis après ? Est-ce que tu t’imagines qu’on peut gouverner innocemment ? »

Ce sont des situations où les responsables politiques doivent « transiger avec leurs principes » ?

C’est plus que cela. D’abord, pour Walzer, l’expression « mains sales » ne s’applique pas à un brigand patenté, mais à une personne « qui a les mains propres et qui les salit […] en faisant quelque chose de moralement répréhensible […] parce que c’est la bonne chose à faire ».

Le candidat à une élection qui, par hypothèse, est aussi une bonne personne et un authentique démocrate, aura les mains sales s’il suit les recommandations de son équipe de campagne qui lui demande de caricaturer ses adversaires et de faire des promesses qu’il sait ne pas pouvoir tenir. Walzer affirme que de telles pratiques sont justifiées si elles permettent d’éviter qu’un candidat problématique arrive au pouvoir : « Que ne feriez-vous pas pour battre un candidat à la présidence comme Donald Trump ? », écrivait-il en 2023.

Le « bon candidat » n’est-il pas contraint par son rôle de candidat ?

Si. Walzer prend l’exemple, beaucoup discuté dans ce champ de réflexion, d’une bombe à retardement qui a été placée quelque part dans une ville. Un terroriste, fait prisonnier, sait où elle se trouve. Le décideur politique – qui est encore une bonne personne – doit-il autoriser la torture afin de le faire parler et de sauver des vies ?

Voici la réponse de Walzer :

« N’oubliez pas que vous n’agissez pas seul, pour vous-même. S’il ne s’agissait que d’une question de moralité, vous pourriez [ne rien faire, voire] démissionner, rentrer chez vous et laisser à quelqu’un d’autre le soin de décider. Mais vous êtes un élu, vous représentez les personnes qui vous ont élu […] et vous agissez […] en leur nom. C’est à vous qu’il incombe de sauver la vie des personnes [en danger]. »

Walzer conclut que, dans ces circonstances dramatiques, « nous voulons que ce soit [ce décideur politique], et non quelqu’un n’ayant pas ses convictions morales, qui agisse en notre nom ».

Cependant, la référence aux devoirs liés au rôle ne suffit pas à caractériser le problème des mains sales : il manque un élément relatif à l’état d’esprit du dirigeant politique.

Il doit se sentir coupable ?

Exactement.

Dans son article de 1973, Walzer envisage le cas où un « bon » candidat à une élection importante accepte de traiter avec un affairiste corrompu. Ses réticences sont d’abord fondées sur des raisons : il risque de décevoir ses partisans qui le soutiennent parce qu’il est une bonne personne ; il risque de compromettre la réalisation de ses objectifs futurs ; ou il estime simplement que l’accord avec l’affairiste est « moralement mauvais » et qu’en le concluant, « il ne se corrompt pas seulement lui-même, il corrompt aussi tous les rapports humains dans lesquels il est impliqué ».

Cependant, si l’accord avec l’affairiste est essentiel pour gagner l’élection, alors nous voudrons, dit Walzer, non seulement qu’il soit conclu, mais aussi que ce soit ce candidat-là (une bonne personne) qui conclue l’accord ; nous le voulons « précisément parce qu’il a des scrupules » :

« Nous savons qu’il agit bien lorsqu’il conclut le marché parce qu’il sait [et reconnaît] qu’il agit mal. Je ne veux pas simplement dire qu’il se sentira mal […] après avoir conclu l’accord. S’il est la bonne personne que j’imagine, il se sentira coupable, c’est-à-dire qu’il se croira coupable. C’est cela, avoir les mains sales. »

Il accepte de ressentir de la culpabilité…

L’une des questions posées par l’argument des mains sales concerne la nature de l’émotion morale que devrait ressentir le décideur politique.

Mais il met la morale de côté…

Vous soulevez une autre difficulté : la séparation entre morale et politique. Marc Buffat écrivait à propos des Mains sales de Sartre qu’une « vision politique » se substitue à « une vision idéaliste et éthique du monde ».

Mais il n’est pas évident que la morale soit éclipsée, car un dirigeant politique agit dans le cadre de son rôle, qui inclut des devoirs moraux particuliers. On peut comprendre le conflit propre aux « mains sales » comme un conflit entre la morale générale (qui, par exemple, interdit la torture) et une morale liée au rôle (qui pourrait l’autoriser dans des cas d’urgence suprême). Le problème des mains sales resterait alors dans le champ de la morale. C’est un point de débat qui constitue une facette importante du problème - un débat qui dure depuis cinquante ans et qui est loin d'être achevé.

Une interview réalisée par Laurence Aubron.


Notes et références

Le cas de la bombe à retardement est un exemple qui reflète un changement dans la définition des problèmes des mains sales selon Walzer : alors qu’en 1973, beaucoup de situations relevaient de cette catégorie, il a considéré ultérieurement que ce problème survenait dans des cas d’« urgence suprême » mettant en jeu la survie d’une communauté humaine (« L’argument des mains sales ne concerne pas tous les moments ; il concerne certains moments, des moments critiques, où les acteurs politiques sont confrontés à des choix difficiles », in M. Walzer, « Dirty Hands revisited »). Il convient de noter que Walzer ne justifie pas la torture : le cas de la bombe à retardement fait partie des cas exceptionnels, et il ne s’agit pas de changer les règles interdisant la torture à cause d’une exception : « les situations exceptionnelles produisent de très mauvaises règles ». La notion d’« urgence suprême » est définie par Walzer dans Just and unjust wars, Basic Books, 1977, tr. S. Chambon et A. Wicke, Guerres justes et injustes, Belin, 1999.

Sur le symbole et le sens des « mains sales », voir :

- J. Chevalier et A. Gheerbrant, « Main », Dictionnaire des symboles, Robert Laffont / Jupiter, 2 ème édition, 1982.

- A. Rey (dir.), Dictionnaire historique de la langue française Le Robert, Paris, Le Robert, 2010.

- A. Rey et S. Chantreau, Dictionnaire des expressions et locutions, Dictionnaires Le Robert, 2003.

- H. van Hoof, « De la tête aux pieds les images anatomiques du français et de l’anglais », Meta, 45(2), p. 263-355.

Sur Les Mains sales de Sartre (Editions Gallimard, 1948) :

- M. Buffat, Les mains sales de Jean-Paul Sartre, Éditions Gallimard, Folio, 1991.

Sur le conflit entre la morale générale et la morale liée au rôle dans le cas des « mains sales » :

- C. A. J. Coady, « The problem of dirty hands », The Stanford Encyclopedia of Philosophy  (Spring 2024 Edition), E. N. Zalta & U. Nodelman (dir.).

Textes de Michael Walzer cités :

- « Political Action: The problem of dirty hands », Philosophy and Public Affairs, 2(2), 1973, p. 160-180.

- « Les États-Unis et le monde. À propos des guerres justes », entretien avec Michael Walzer, Mouvements, 30(5), 2003, p. 69-76. Entretien réalisé en avril 2003, initialement paru dans la revue anglaise Imprints. A Journal of analytical socialism, 7(1), 1, 2003, traduit par D. Nicolaïdis.

- « Dirty hands revisited », The Journal of Ethics, 27, 2023, p. 441-460.