La chronique philo d'Alain Anquetil

Le rôle des actionnaires face aux enjeux climatiques et l’argument du « coquin sensé » de David Hume

Le rôle des actionnaires face aux enjeux climatiques et l’argument du « coquin sensé » de David Hume

Nous accueillons chaque semaine sur euradio Alain Anquetil, professeur émérite de philosophie morale à l’ESSCA Ecole de Management, pour une chronique de philosophie pratique.

Aujourd’hui, vous allez nous parler des tentatives de blocage de l’assemblée générale de TotalEnergies par des militant·es du climat le 26 mai dernier.

Les médias ont rapporté en particulier les échanges entre des actionnaires et des militant·es du climat qui les interpellaient avant leur entrée dans la salle (1).

Des échanges assez vifs…

Oui, et je voudrais insister sur ce propos d’une militante qui distingue le rôle d’actionnaire de la personne qui assume ce rôle : « Ce ne sont pas forcément des mauvaises personnes [les actionnaires de TotalEnergies], mais ils n’ont pas vraiment pris la dimension de ce que cette entreprise veut dire pour leur planète, pour l’humanité, etc. » (2).

On peut l’interpréter comme un appel à assumer le rôle d’actionnaire autrement qu’en recherchant uniquement la rentabilité maximale de son investissement (3).

Un·e actionnaire peut se soucier de l’intérêt général...

Bien sûr, et cette référence à l’intérêt général, associée à l’expression « mauvaise personne », fait penser à un argument que présenta David Hume, le fameux philosophe du 18e siècle : l’argument du « coquin sensé » (4).

Il qualifie un type de « mauvaise personne », un type plausible, presque familier, et qui soulève un problème philosophique.

Comment comprendre le mot « coquin » ?

Il s’agit ici d’une personne malhonnête qui s’enrichit aux dépens d’autrui.

Ecoutons ce qu’en dit Hume : « [D’après] la façon imparfaite dont sont conduites les affaires humaines, un coquin sensé peut, dans des circonstances particulières, penser qu’un acte d’iniquité ou d’infidélité peut augmenter considérablement sa fortune, sans causer un tort considérable à l’union et à la communauté sociales ».

Et il ajoute : « L’honnêteté est la meilleure politique, cela peut être une bonne règle générale, mais qui est susceptible de nombreuses exceptions. Et l’on peut, peut-être, penser qu’il se conduit avec la plus grande sagesse, celui qui observe la règle générale et tire profit de toutes les exceptions ».

Que violer les règles pour s’enrichir si une opportunité (une « exception ») se présente et tromper autrui en laissant croire qu’on suit les règles soit qualifié de « sagesse » pose la question des raisons ou des dispositions qui peuvent pousser à agir de la sorte.

Le philosophe Gerald Postema décrit ainsi l’état d’esprit du coquin sensé : « Je reconnais pleinement l’avantage, tant pour le public que pour moi-même, d’un ensemble de règles en vigueur dans une communauté, et du fait que chacun s’y conforme. Mais pourquoi devrais-je les suivre dans tous les cas, plutôt que de les suivre quand j’y ai intérêt ? » (5).

Comment répondre à cet argument ?

Le coquin sensé ne veut pas acquérir la disposition à l’honnêteté et à la justice (6).

Cela a pour effet qu’il se prive, dit Hume, de la « satisfaction sans prix d’être quelqu’un au moins à [ses] propres yeux », cela afin d’« acquérir des jouets et des babioles sans valeur », et il se prive du plaisir qui naît de « la réflexion paisible […] sur sa propre conduite », sur sa propre honnêteté et sa justice (7).

En bref, il perd son âme et met également en péril sa réputation.

Quel est le lien avec les actionnaires ?

On peut ne pas être une mauvaise personne mais, comme le suggérait la militante du climat, quand on occupe le rôle de l’actionnaire et qu’on le conçoit comme un moyen de maximiser sa richesse, on peut avoir l’impression de tirer profit d’une sorte d’« exception institutionnalisée » (le genre d’« exception » dont profite le coquin sensé, mais une exception légale), en l’occurrence une exception aux règles qui devraient régir l’économie dans le contexte du changement climatique.

Entretien réalisé par Laurence Aubron.


(1) Voir par exemple « TotalEnergies : ouverture de l’assemblée générale malgré les actions de blocage des militants climat », Le Parisien, 26 mai 2023.

(2) « L’Assemblée Générale de TotalEnergies s’ouvre, sous pression des militants climat et du gouvernement », France Culture, 26 mai 2023.

(3) Sur le rôle des actionnaires face aux enjeux climatiques, voir par exemple Patricia Charléty, « Les investisseurs financiers : des activistes efficaces face aux risques climatiques ? », Revue d'économie financière, 138(2), 2020, p. 139-155.

(4) D. Hume, An enquiry concerning human understanding and concerning the principles of morals, 1777, L. A. Selby-Bigge (éd.), 3ème édition révisée par P.H. Nidditch, Oxford University Press, 1975, tr. P. Baranger & P. Saltel, Enquête sur les principes de la morale, GF Flammarion, 1991.

(5) G. J. Postema, « Hume’s reply to the Sensible Knave », History of Philosophy Quarterly, 5(1), 1988, p. 23-40.

(6) Selon les mots du philosophe David Gauthier, dans Morals by agreement, Clarendon Press, 1986, tr. S. Champeau, Morale et contrat. Recherche sur les fondements de la morale, Mardaga, 2000.

(7) Cette interprétation est exposée par Gerald Postema (op. cit.).