La chronique philo d'Alain Anquetil

« Squid Game est-il un jeu ? » - La chronique philo d'Alain Anquetil

« Squid Game est-il un jeu ? » - La chronique philo d'Alain Anquetil

Nous accueillons chaque semaine Alain Anquetil, professeur de philosophie morale à l’ESSCA Ecole de Management, pour une chronique de philosophie pratique.

Aujourd’hui, vous allez nous parler de l’influence de la série Squid Game sur le jeu des enfants.

Une influence pernicieuse. La série sud-coréenne Squid Game est un jeu de survie dans lequel 456 hommes et femmes se rassemblent parce qu’on leur a promis qu’ils pourraient rembourser leurs dettes (2). Dans le premier épisode, c’est en jouant à « Un, deux, trois, Soleil ! » que les participants découvrent le sort qui leur est réservé s’ils perdent (3). En Belgique, en France, en Suisse, en Grande-Bretagne, par exemple, l’alerte a été donnée quant aux effets de la série sur l’intégrité mentale et physique des enfants (1). 

En particulier parce que des enfants y ont joué dans les cours de récréation.

Exactement. « Nos élèves s’amusent […] à des jeux style 1-2-3 soleil (comme dans la série) et le perdant ou la perdante reçoit des coups… », lit-on sur la page Facebook de plusieurs écoles communales belges (4). Toujours en Belgique, on rapporte qu’une enseignante est intervenue « pour demander aux enfants ce qu’ils faisaient. Ils ont expliqué qu’ils ‘jouaient à Squid Game’ » (5).

Cette réponse est significative. Elle témoigne du fait que, selon la perspective de ces enfants, Squid Game est un jeu. En revanche, selon une perspective d’adulte, c’est peut-être un jeu, mais il n’est pas pour les enfants. « Tout sauf un jeu d’enfants », titrait le journal Le Soir (6).

Qui décide s’il s’agit d’un jeu ?

Ceux qui y jouent.

Mais on dispose de critères pour juger qu’une activité est un jeu ou n’en est pas un…

Il existe de tels critères. Parmi ceux qu’ont proposé Johann Huizinga et Roger Caillois, deux penseurs du jeu, se trouvent la liberté, le caractère fictif de l’activité, le respect de règles, l’incertitude et le fait qu’elle est improductive, ce qui la distingue du travail (7). Mais, dans le cas qui nous intéresse, je préfère me référer à l’idée de l’anthropologue Gregory Bateson. Il observait que ce qui caractérise le jeu, c’est que les participants peuvent énoncer la phrase : « Ceci est un jeu ». C’est ce qu’ont fait les enfants qui étaient cités précédemment (8).

Mais des enfants ont eu peur…

Oui, et ils désiraient sortir du jeu. Un enfant a déclaré : « Je n’ai pas participé parce que je n’aime pas ‘1, 2, 3 soleil’ et parce que je ne veux pas me blesser. Les séries sont cool, mais dans la vraie vie, elles peuvent te blesser ou même te tuer » (9). 

Mais ceci ne contredit pas l’argumentation de Bateson. Au contraire, il remarquait que la capacité de déclarer « Ceci est un jeu » est fondamentalement instable. Pour l’illustrer, il prenait l’exemple d’un rituel, qui est proche d’un jeu au sens où, si chaque participant affirme : « Ceci est un rituel », alors ce à quoi il participe est effectivement un rituel. « Au îles Andaman », écrit Bateson, « la paix est conclue après que chaque partie a laissé à l’autre la liberté cérémoniale de lui porter un coup ». Mais, ajoute-t-il, « les coups rituels de pacification sont toujours susceptibles d’être pris pour de vrais coups de combat. La cérémonie de pacification devient alors une bagarre » (10).

C’est notamment grâce à cette instabilité du jeu que le danger de Squid Game pourra être écarté. Si l’activité n’est plus un jeu, les enfants ne pourront la décrire en disant : « Ceci est un jeu ». Dès lors, elle disparaîtra.

(1) Voir par exemple « English council urges parents not to allow children to watch Squid Game », The Guardian, 18 octobre 2021 ; « Les gendarmes du Tarn alertent sur les détournements de la série Squid Game à l’école », Actu Toulouse, 21 octobre 2021 ; « ’Squid Game’, série très violente de Netflix, s’invite dans les préaux », Radio Télévision Suisse (RTS), 16 octobre 2021 ; « 'Squid Game', tout sauf un jeu d’enfants », Le Soir, 7 octobre 2021.

(2) « ’Squid Game’ auf Netflix Alles nur ein Spiel – aber wer verliert, ist tot: Diese Serie schreckt vor keiner Grausamkeit zurück », Stern, 26 septembre 2021.

(3) « ’Squid Game’ : cette reprise de ‘1 2 3 soleil’ cartonne », NRJ, 21 octobre 2021.

(4) « Squid Game : des enfants imitent les jeux violents de la série à l’école », La Voix du Nord, 7 octobre 2021.

(5) « 1, 2, 3 Soleil : quel est ce jeu violent de la série Squid Game que des enfants reproduisent à l’école ? », Midi Libre, 8 octobre 2021.

(6) « ‘Squid Game’, tout sauf un jeu d’enfants », Le Soir, 7 octobre 2021. https://www.lesoir.be/399336/article/2021-10-07/squid-game-tout-sauf-un-jeu-denfants#_ga=2.225239194.1624497792.1635080835-123915588.1635080835

(7) Voir mon article « Un mauvais perdant est-il un mauvais joueur ? », 20 novembre 2020.

(8) G. Bateson, « Theory of play and fantasy », in Steps to an Ecology of mind, New York, Chandler Publishing Company, 1972, tr. F. Drosso, L. Lot et E. Simion, « Une théorie du jeu et du fantasme », in Vers une écologie de l’esprit, Paris, Editions du Seuil, 1977.

(9) « Le phénomène ‘Squid Game’ inquiète : des enfants frappés en Belgique », Euronews, 15 octobre 2021.

(8) G. Bateson, op. cit.

Alain Anquetil au micro de Laurence Aubron

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