La chronique philo d'Alain Anquetil

« La fin vaut ce que valent les moyens », l’un des héritages de Gandhi

« La fin vaut ce que valent les moyens », l’un des héritages de Gandhi

Nous accueillons chaque semaine Alain Anquetil, professeur émérite de philosophie morale à l’ESSCA Ecole de Management, pour une chronique de philosophie pratique.

Aujourd’hui, vous allez nous parler de l’héritage de Gandhi qui perdure 75 ans après sa mort, le 30 janvier 1948.

Oui, ce sont les termes qu’a employés le philosophe Ramin Jahanbegloo. Il a récemment signé une tribune sur le « paradigme gandhien », c’est-à-dire le modèle spirituel, politique et économique de Gandhi, dont font partie la non-violence et la résistance passive (1).

Loin d’être démodé, Gandhi demeure une source d’inspiration, et pas seulement dans le domaine politique. Par exemple, Jahanbegloo mentionne la question du rapport entre les fins et les moyens, qui est familier à la pensée occidentale.

Pouvez-vous préciser ce point ?

La philosophie occidentale a été influencée par la position d’Aristote, pour qui « nous délibérons non pas sur les fins elles-mêmes [c’est-à-dire les buts que nous visons], mais sur les moyens d’atteindre les fins » (2). Ainsi, un·e médecin ne délibère pas sur la question de savoir « s’il doit guérir son malade » – ou si, plus généralement, il·elle doit soigner ses patient·es –, mais sur les moyens de le guérir ou de le soigner.

Cela paraît évident…

Cette position suppose toutefois, comme le souligne le philosophe Aurel Kolnai, le caractère « constant et indiscutable » de certaines fins (3).

Bien sûr, un·e médecin cherche « constamment » à soigner ses patient·es, mais, pour Kolnai, cette fin est ambiguë et sujette à interprétations. Par exemple, il rappelle ce fait connu qu’« un traitement très efficace peut s’avérer préjudiciable à la santé d’un patient si on l’envisage dans une perspective élargie ».

Pour illustrer l’idée selon laquelle la délibération porte plus souvent sur les fins que sur les moyens, Kolnai propose le cas de l’argent. L’argent est un « pur moyen ». Il nous permet d’acquérir des biens, mais, dans la mesure où nous en possédons une quantité limitée, nous devons faire des choix et, de ce fait, renoncer à certaines fins.

En réalité, les moyens sont reliés aux fins, et nous cherchons souvent les fins que nous pouvons réaliser en réfléchissant aux moyens qui sont à notre disposition.

C’est ce qu’affirme Gandhi ?

Il ne s’inscrivait pas dans ce débat, mais insistait également sur la relation étroite qui existe entre les fins et les moyens. Pour lui, la valeur morale d’une fin n’est pas indépendante de la valeur morale des moyens. Il déclarait par exemple qu’une cause juste ne peut justifier l’emploi de moyens violents.

La fin ne justifie pas les moyens…

Exactement. Gandhi l’exprimait ainsi : « La fin vaut ce que valent les moyens » (4).

Nous pouvons aussi citer les mots de Paul Ricœur à propos de la voie de la non-violence que préconisait Gandhi : « Que le non-violent réconcilie les moyens avec les fins signifie que les moyens ont la même pureté que les fins » (5).

Est-ce réaliste ?

C’est l’une des questions morales les plus difficiles. Peut-on rechercher, en toutes circonstances, des moyens moraux en vue d’une fin morale ? Les réalistes jugent que la complexité des situations et des caractères humains rend cette ambition utopique.

Mais la philosophie de Gandhi dépassait ces contingences. Il affirmait ainsi : « Je me suis laissé dire par des amis que la vérité et la non-violence n’étaient pas à leur place dans la politique ou toute affaire temporelle. Tel n’est pas mon avis. Je n’emploie pas ces moyens pour assurer mon salut personnel. J’essaye de m’en servir à toutes les occasions dans ma vie personnelle. »

Nous pouvons, à l’occasion du 75ème anniversaire de sa mort, méditer avec profit sur cette affirmation de Gandhi, que l’on appelait le Mahatma, « la Grande Âme ».

Entretien réalisé par Laurence Aubron.

(1) R. Jahanbegloo, « Le paradigme gandhien », Le Temps, 27 janvier 2023.

(2) Aristote, Éthique à Nicomaque, tr. J. Tricot, Paris, Vrin, 1990.

(3) A. Kolnai, « Deliberation is of ends », Proceedings of the Aristotelian Society, 62, 1961-1962, p. 195-218.

(4) Gandhi, All men are brothers, UNESCO, 1958, tr. G. Vogelweith, Tous les hommes sont frères. Vie et pensées du Mahatma Gandhi d'après ses œuvres, Gallimard, Folio Essais, 1990. Les citations qui suivent proviennent de cette source.

(5) P. Ricœur, « L’homme non violent et sa présence à l’histoire », Esprit, février 1949, p. 224-234.