Cette semaine, Alain Anquetil, professeur de philosophie morale à l’ESSCA Ecole de Management, nous parle de la prudence, un mot très présent dans le langage de responsables politiques ou de scientifiques dans le contexte du récent déconfinement.
On n’aura aucune difficulté à trouver, dans les médias, des références à la vertu de prudence. Au début du mois, le Conseil scientifique soulignait « l'importance majeure d'une réouverture prudente, maîtrisée et avec des objectifs sanitaires », et la maire de Paris, Anne Hidalgo, affirmait le 19 mai que « la santé ne se négocie pas », que « le taux d'incidence a beaucoup diminué mais [qu’]il faut quand même être prudents » (1). La prudence a même été qualifiée de « mot d’ordre » dans la gestion de la crise sanitaire (2).
Cela n’a rien de surprenant. Et tout le monde comprend ce que recouvre la prudence.
L’idée d’un calcul, d’une « circonspection qui consiste à se garantir des dangers possibles » (3) face aux situations que l’on doit affronter est en effet tout à fait commune. La prudence n’est pas un concept abstrait, relatif à la vie purement intellectuelle. Elle concerne la vie pratique, elle porte sur nos actions et sur notre conduite. C’est pourquoi nous employons régulièrement ce mot – plus souvent, sans doute, que ses voisins « précaution » et « prévoyance ».
Et dans le contexte sanitaire, la prudence nous concerne tous.
Vous avez raison, et l’on peut, entre autres, renvoyer ici les auditeurs au propos que tenait l’universitaire Christian Lequesne il y a presque un an jour pour jour (4). Nous vivions alors le premier déconfinement. Il affirmait qu’« il est nécessaire que nous recommencions à vivre en société en appliquant un principe qui présente des vertus en général : la prudence ». La traduction pratique de ce principe consistait, selon lui, « à reprendre progressivement notre vie sociale en réfléchissant à chacun de nos gestes, et donc à notre responsabilité, pour éviter de diffuser la maladie aux autres ».
Ce principe reste valable aujourd’hui.
Oui, mais, dans l’usage qui en est fait le plus souvent, il a malheureusement perdu une partie de la richesse que lui conférait Aristote. Je voudrais en dire un mot.
La phrase que je viens de citer fait bien ressortir l’idée que la prudence n’est pas de nature égoïste. C’est un point fondamental. Aristote commençait à définir la prudence de la façon suivante : « De l’avis général, le propre d’un homme prudent [Aristote parlait de types de personnes : homme prudent, homme de bien, homme pervers, etc.], c’est d’être capable de délibérer correctement sur ce qui est bon et avantageux pour lui-même » – mais il ajoutait juste après : « non pas sur un point partiel (comme par exemple quelles sortes de choses sont favorables à la santé ou à la vigueur du corps), mais d’une façon générale, [sur les] choses [qui] par exemple conduisent à la vie heureuse » (5). Ainsi disait-il de Périclès, le grand homme d’Etat athénien, que lui-même et des gens du même type « possèdent la faculté d’apercevoir ce qui est bon pour eux-mêmes et ce qui est bon pour l’homme en général ». Cette faculté est la prudence.
La prudence est liée à la vision. L’homme prudent voit le but. Il voit la fin et il sait pourquoi il fait ce qu’il fait. Il a un bon jugement dans le choix des moyens en vue d’arriver à cette fin.
La fin dont nous parlons, dans le contexte du déconfinement, c’est la santé de tous.
Mais qui choisit la fin ? Est-ce la « vertu de prudence » ?
Non. Aristote le dit clairement : c’est « la vertu morale [qui] assure la rectitude du but que nous poursuivons, et la prudence celle des moyens de parvenir à ce but ». Ou encore : « La vertu morale est ordonnée à la fin, et la prudence nous fait accomplir les actions conduisant à la fin ».
La prudence est une vertu intellectuelle. Ce n’est pas une vertu morale, au sens d’une « disposition par laquelle un homme devient bon et par laquelle aussi son œuvre propre sera rendue bonne ». Elle relève de la réflexion et du bon jugement.
Cependant, la prudence opère « dans la sphère de ce qui est bon ou mauvais pour un être humain ». C’est elle qui permet à la personne de savoir, dans une situation donnée, ce qu’est agir de façon vertueuse, par exemple de façon juste, modeste ou généreuse. La personne ne peut agir de façon vertueuse si elle n’est pas prudente. Agir de façon morale suppose d’être prudent.
Mais – et c’est un autre point fondamental –, l’inverse est aussi vrai : il n’est pas possible d’être prudent sans être vertueux. Une personne au caractère corrompu ne serait pas capable de voir le bien et d’être guidée vers un choix moral. Elle ne pourrait agir avec prudence.
En bref, selon les mots d’Aristote, « il n’est pas possible d’être homme de bien au sens strict, sans prudence, ni prudent sans la vertu morale ».
Cette façon de lier la prudence et les vertus morales me paraît donner du sens aux appels à la prudence que nous entendons depuis le début de la crise sanitaire. La prudence n’est ni une qualité égoïste, ni une habileté, ni une capacité à calculer. Elle coopère intimement, et par définition, avec nos qualités morales. Prudence et morale produisent ensemble des actions vertueuses.
Une telle conception s’accorde bien, me semble-t-il, avec la situation que nous vivons.
(1) « Déconfinement : l'appel à la prudence du Conseil scientifique », Les Echos, 8 mai 2021, et « Terrasses éphémères : Anne Hidalgo a ‘confiance’ mais prévoit de possibles ‘sanctions’ », Europe 1, 19 mai 2021.
(2)« Confinement : Jean Castex opte pour la prudence », Franceinfo, 13 novembre 2020.
(3) A. Rey (dir.), Dictionnaire historique de la langue française Le Robert, Paris, Le Robert, 2010.
(4) C. Lequesne, « Déconfinement : après la précaution, la prudence », Ouest France, 18 mai 2020.
(5) Aristote, Ethique à Nicomaque, tr. J. Tricot, Paris, Vrin, 1990. Les citations qui suivent sont également issues de ce traité.
Laurence Aubron - Alain Anquetil
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