Nous accueillons chaque semaine Alain Anquetil, professeur de philosophie morale à l’ESSCA Ecole de Management, pour une chronique de philosophie pratique.
Aujourd’hui, vous allez nous parler des Facebook Files, issus des documents transmis au Wall Street Journal par la lanceuse d’alerte Frances Haugen. Elle a récemment rencontré deux commissaires européens, Thierry Breton et Vera Jourova.
Oui, c’était le 13 octobre 2021 (1). Frances Haugen, une ancienne employée de Facebook, avait, la veille, témoigné devant des sénateurs américains. On se souvient peut-être de ses propos sur son ancien employeur, qui « donnerait la priorité à ses profits plutôt qu’à la sécurité de ses utilisateurs » (2).
Des propos que Marc Zuckerberg, le PDG de Facebook, a démentis.
C’est exact.
Frances Haugen a beaucoup communiqué.
C’est justement ce qui m’a intéressé.
Pour un employé qui envisage de lancer une alerte, communiquer des renseignements sur sa propre organisation est souvent une épreuve. Mais s’agissant de la lanceuse d’alerte dont nous parlons, on remarque que son récit est organisé, qu’il est en bon ordre. Voici ce que disait sur ce point un récent article du Monde : « Ce qui distingue [cette lanceuse d’alerte par rapport à des employés de Facebook qui ont critiqué leur entreprise] est l’aspect très structuré de sa démarche. Elle a mis en place une séquence médiatique et politique millimétrée » (3).
Dans ce cas, qui est peut-être exemplaire, la narration tient une place essentielle. Le récit de Frances Haugen ne prend pas la forme d’un monologue, mais d’un exposé vivant, enchâssé dans des interviews avec les médias, des dialogues avec des responsables politiques, des interactions avec des ONG et des actions en justice.
Grâce au récit, Frances Haugen peut se vivre comme une personne au sens plein du terme, notamment parce qu’elle manifeste une cohérence entre ce qu’elle est réellement et le récit qu’elle livre dans l’espace public.
Pouvez-vous préciser en quoi le récit a pu jouer un rôle dans la démarche de France Haugen ?
Un auteur, Fred Alford, qui s’est intéressé spécifiquement à la structure des récits de lanceurs d’alerte, observe que « le lanceur d’alerte n’a que son récit » (4). Parmi les observations qu’il propose dans son ouvrage se trouve l’idée que « c’est la capacité du lanceur d’alerte à se parler à lui-même […] qui explique […] pourquoi il lance l’alerte ». Cette capacité est, pour Alford, une partie importante de l’individualité. Nous retrouvons l’idée d’une personne au sens plein du terme.
Mais ce n’est pas suffisant. Il faut aussi parler aux autres.
Vous avez raison. D’abord, Alford précise – et c’est sans doute l’une des phrases clés de son ouvrage – que « ce qui distingue le lanceur d’alerte, ce n’est pas sa capacité à parler avec lui-même, mais son incapacité à ne pas le faire ». Et puis il répond directement à votre question en soulignant que ce récit intérieur « doit être complété par le dialogue afin d’éviter qu’il ne se replie sur lui-même, qu’il ne devienne un récit sans fin ».
C’est qu’il y a un danger, pour un lanceur d’alerte potentiel, à garder pour soi-même son récit intérieur. L’idéal est de le transformer en récit public. C’est ce que Frances Haugen semble avoir réussi.
(1) « Facebook : la lanceuse d’alerte Frances Haugen a échangé avec la Commission européenne », Le Figaro, 6 octobre 2021.
(2) « Facebook whistleblower testifies platform has ‘not earned the right to just have blind trust in them’ », CBS News, 6 octobre 2021.
(3) « Facebook : Frances Haugen, une lanceuse d’alerte à la démarche très structurée », Le Monde, 5 octobre 2021.
(4) C. Fred Alford, Whistleblowers: Broken lives and organizational power, Cornell University Press, 2001.
Alain Anquetil au micro de Laurence Aubron
Toutes les chroniques philo d'Alain Anquetil sont disponibles ici
Photo de Luca Sammarco provenant de Pexels