Nous accueillons chaque semaine Alain Anquetil, professeur de philosophie morale à l’ESSCA Ecole de Management, pour une chronique de philosophie pratique.
Aujourd’hui, vous allez revenir sur l’annulation de la vente de sous-marins français à l’Australie, notamment sur une phrase que notre ministre de l’Europe et des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, a prononcée le 18 septembre.
Oui, mais je voudrais dire tout d’abord que je suis très heureux de retrouver les auditrices et auditeurs d’Euradio pour une nouvelle saison.
Il y a plus de quinze jours que Jean-Yves Le Drian a dit des dirigeants britanniques : « On connaît leur opportunisme permanent » (1). Par là, il soulignait que le Royaume-Uni profitait de la rupture du contrat relatif à la fourniture par la France de sous-marins à l’Australie.
Un opportuniste sait tirer parti des circonstances, « souvent sans se soucier des principes ou des conséquences » de ses actes, et sans se soucier d’autrui (2). Cette définition s’applique à des individus singuliers, alors que le ministre des Affaires étrangères se référait à un Etat, ou à des rôles politiques. Mais son hypothèse d’un opportunisme « permanent » soulève des questions psychologiques, qui se situent par nature au niveau individuel. Elle soulève aussi des questions relatives à la moralité de l’opportuniste.
Vous voulez dire qu’un opportuniste « permanent » se comporterait toujours de façon immorale ?
Oui, parce qu’il violerait des règles morales – il passerait son temps à se dissimuler, à mentir, à manipuler autrui, à revenir sur ses engagements.
Cependant, il paraît difficile d’imaginer un opportuniste permanent et immoral. En effet, ce type de personnage n’hésiterait pas, en toute circonstance, à violer des impératifs moraux, tout en ayant conscience de leur force et de leur importance dans la vie sociale. Cela paraît peu plausible. Un opportuniste permanent et amoral – plutôt qu’immoral – serait un personnage plus cohérent.
Quelle est la différence avec l’opportuniste immoral ?
Si l’opportuniste est amoral, il est indifférent ou insensible à la morale, il n’est pas en mesure de faire la distinction entre le bien et le mal, il n’a peut-être même pas de conscience morale (3).
Soit dit en passant, on a appliqué le concept d’amoralité aux relations internationales – la Realpolitik est amorale, dit-on –, et c’est peut-être à cette idée que se référait Jean-Yves Le Drian.
Mais un opportuniste amoral n’est-il pas un cas pathologique ?
Peut-être. Une chercheuse américaine a défendu l’idée que ce qu’elle appelle les « opportunistes nés » – des opportunistes de naissance – sont soit des psychopathes, soit des personnages machiavéliques (4). Il est vrai qu’un opportuniste de ce genre a des chances d’être un opportuniste permanent.
Mais si l’on exclut les cas pathologiques, il y a des raisons de penser que l’opportuniste amoral n’existe pas. Le philosophe Bernard Williams a défendu cette idée, ou, du moins, a montré que l’existence d’un amoraliste suppose que des conditions strictes soient satisfaites, et qu’il est rare que ce soit le cas (5).
L’amoraliste, ce « parasite du système moral », écrit-il, poursuit nécessairement des buts tels que l’argent et le pouvoir. Or, ces buts n’excluent pas en eux-mêmes la reconnaissance de la morale.
L’amoraliste ne peut pas penser que les autres ont, comme lui, le droit de poursuivre leur propre intérêt. Si jamais il était la victime, disons, d’un opportuniste plus malin que lui, il ne pourrait pas éprouver de l’indignation morale – sinon, il penserait comme une personne morale.
L’amoraliste ne peut pas non plus avoir l’idée que, dans le monde social dans lequel il vit, ses actions témoignent de son grand courage. S’il se glorifiait de son courage, il sortirait de son monde intérieur pour, je cite Bernard Williams, « gagner une région où certaines dispositions [en l’occurrence le courage] sont considérées comme quelque chose d’excellent pour le genre humain ou de bon pour la vie en société ». Dès lors, cela l’amènerait à se demander ce qui est jugé excellent ou bon en général, ce qui constituerait le début d’une pensée morale.
Tout ceci retire du poids à l’hypothèse d’un opportuniste permanent de type « amoral ». Reste l’opportuniste occasionnel, qui appartient au type « immoral ». C’est un personnage plus plausible et certainement plus commun. En outre, parce qu’il ne se situe pas en-dehors de la morale, on peut garder l’espoir de le persuader d’abandonner ses penchants opportunistes et de revenir à une vie morale.
(1) Voir par exemple « Crise des sous-marins : Le Drian dénonce une ‘duplicité’, l’Australie évoque de ‘profondes et sérieuses réserves’ », Le Figaro, 18 septembre 2021. Sur l’opportunisme permanent, voir aussi mon récent article : « L’opportunisme peut-il être ‘permanent’ ?, » 20 septembre 2021.
(2) Source : Merriam Webster.
(3) Voir mon article « La frontière entre immoralité et amoralité », 24 mars 2015.
(4) A. Fennimore, « Natural born opportunists », Management Decision, 55(8), 2017, p. 1629-1644.(5) B. Williams, « The amoralist », in Morality. An introduction to ethics, Cambridge University Press, 1976, tr. J. Lelaidier, « L’amoraliste », in La fortune morale. Moralité et autres essais, Paris, Presses Universitaires de France, 1994.
Laurence Aubron - Alain Anquetil
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Image par Joe lope