La chronique philo d'Alain Anquetil

De quelques « imbroglios » dans l’application des règles à Roland-Garros

De quelques « imbroglios » dans l’application des règles à Roland-Garros

Nous accueillons chaque semaine sur euradio Alain Anquetil, professeur émérite de philosophie morale à l’ESSCA Ecole de Management, pour une chronique de philosophie pratique.

Aujourd’hui, vous revenez sur des questions relatives à l’application des règles qui ont été soulevées à l’occasion du tournoi de Roland-Garros.

Les médias ont beaucoup commenté la disqualification d’une équipe de double dames dont une joueuse avait frappé une balle qui avait touché la tête d’une ramasseuse (1).

Cette décision, contestée en raison du caractère involontaire de l’acte (et c’est un avertissement qui avait d’abord été retenu), a été qualifiée, entre autres, de « sommet d’injustice » (2).

Mais on sait qu’en droit, un acte involontaire – une maladresse, une imprudence – causant un dommage peut être sanctionné (3).

Vous comprenez la décision de l’arbitre ?

En-tout-cas elle a été prise dans un temps limité, avec une charge émotionnelle significative et pour un cas qui, a-t-on dit, n’était pas couvert par une règle spécifique (4).

Les règles ne peuvent couvrir toutes les situations…

C’est vrai. Et même si le domaine de la déontologie est soumis au principe fondamental du droit selon lequel il n’y a pas de peine sans loi (nulla poena sine lege), l’absence de règles dans une situation n’empêche pas de prendre une décision – on peut alors se référer à des principes généraux ou à des cas similaires.

L’affaire du joueur allemand Alexander Zverev en est un autre exemple.

Quel était le problème ?

Voici la manière dont il a lui-même décrit les faits survenus lors d’un tour préliminaire, sachant que Zverev est diabétique insulinodépendant, ce qui l’amène à faire des injections d’insuline : « Le superviseur [qui n’était pas au courant de sa pathologie] a paniqué quand j’ai fait mon injection : il m’a dit que je devais appeler un docteur […], mais ça n’avait aucun sens puisque le docteur ne savait pas du tout la quantité d’insuline que je devais m’injecter ». 

Cette situation ne tombait pas, semble-t-il, sous une règle indiquant la conduite appropriée (5).

Quels enseignements tirez-vous de ces cas ?

Une impression de « confusion » que traduit ce titre d’un article du Midi Libre : « Imbroglio autour des injections d’insuline d’Alexander Zverev » (6).

Un « imbroglio » est une situation « embrouillée » : le mot était bien trouvé.

 Imbroglio » ne veut pas seulement dire que la décision des arbitres était difficile ?

Non, car dans l’imbroglio, vous avez le manque de clarté, le désordre, l’anarchie, vous avez aussi la « panique » qu’évoquait Alexander Zverev, dont un des effets est de « troubler l’esprit » (7).

Il est ici utile d’introduire le concept de rôle, ainsi que l’idée qu’il n’y a pas de règles sans rôles, ni de rôles sans règles.

La philosophe Dorothy Emmet affirme que, lorsque les gens interagissent, ils·elles ne le font pas en tant qu’individu·es singulier·ères, indépendamment de tout rôle ; sinon, les sociétés humaines auraient la nature d’« utopies anarchiques » qui, pour Emmet, ne sont ni viables ni souhaitables (8). Ce qui importe, c’est que les gens occupent des rôles et que, de ce fait, ils se présentent à autrui « dans certaines fonctions », « en qualité de », et soient « identifiables » grâce à leurs rôles.

Il est possible que nos deux situations, dans lesquelles les protagonistes étaient clairement identifiés par des rôles, aient eu un caractère « anarchique » au sens de l’« imbroglio ».

Pour en sortir, ceux et celles qui occupaient des rôles (en particulier les superviseurs) ont dû (dans une certaine mesure) « inventer » des règles, c’est-à-dire établir une jurisprudence.

Les décisions émanant d’un « imbroglio » sont facilement contestées, mais cela peut contribuer à fixer des règles que l’ensemble des personnes concernées pourront estimer légitimes.

Entretien réalisé par Laurence Aubron.


(1) Voir par exemple « Roland-Garros : Une paire de double disqualifiée pour une balle envoyée (involontairement) dans la tête d’une ramasseuse », 20 minutes, 4 juin 2023.

(2) « Roland-Garros: ‘injustice’, ‘énorme erreur’… La disqualification de Kato et Sutjiadi fait polémique », BFMTV / RMS Sport, 5 juin 2023.

(3) La joueuse japonaise a d’ailleurs affirmé qu’elle ferait face à ses responsabilités (« Miyu Kato sur sa disqualification à Roland-Garros : ‘Reconnaissante que le public ne m’ait pas huée’ », L’Equipe, 5 juin 2023).

(4) Voir les nombreux articles ayant rendu compte du contexte (les pleurs de la ramasseuse de balle, l’intervention des adversaires auprès de l’arbitre de chaise), et, sur l’absence de règles : « Miyu Kato accidentally hits ballgirl, gets disqualified | The Break », Tennis Channel, 5 juin 2023.

La directrice du tournoi, Amélie Mauresmo, a toutefois affirmé à propos de la décision qui a été prise dans ce cas précis : « On se réfère au règlement des Grands Chelems qui est assez clair » (« Roland-Garros 2023 : disqualification de Miyu Kato, night sessions, ambiance survoltée... Amélie Mauresmo répond aux polémiques », France info sport, 11 juin 2023). 

(5) Les choses se sont arrangées pour Zverev, après une étape intermédiaire où on lui avait annoncé qu’il devrait faire ses injections dans les toilettes, donc sortir du court, alors que ces sorties de court (les « pauses toilettes ») sont en nombre limité (voir « Pas de problème finalement pour Zverev et son diabète », Tennis Actu, 9 juin 2023).

(6) « Imbroglio autour des injections d’insuline d’Alexander Zverev : ‘Le superviseur ne savait pas que j’étais diabétique’ », Midi Libre, 8 juin 2023.

(7) Une peur ou une terreur panique « survient de manière subite et violente en troublant l’esprit et le comportement » (CNRTL).

(8) D. Emmet, Rules, roles and relations, Macmillan, 1966.