La chronique philo d'Alain Anquetil

De la démocratie européenne au démon de Socrate

@Edgar Serrano / World History Encyclopedia De la démocratie européenne au démon de Socrate
@Edgar Serrano / World History Encyclopedia

Nous accueillons chaque semaine Alain Anquetil, professeur émérite de philosophie morale à l’ESSCA Ecole de Management, pour une chronique de philosophie pratique.

Nous accueillons chaque mois Alain Anquetil, professeur émérite de philosophie morale à l’ESSCA Ecole de Management, pour une chronique de philosophie pratique. 

Aujourd’hui, vous allez nous parler d’une tribune de l’écrivain autrichien Robert Menasse, qui portait sur la démocratie européenne.

Pour traiter de ce sujet, Robert Menasse commence par le scepticisme que nourrit Platon sur la démocratie à la suite du procès de Socrate en 399 avant J.-C. : 

« Le fait que son maître, Socrate, ait été obligé de se suicider après une décision démocratique prise à la majorité est pour lui la preuve qu’un vote populaire va à l’encontre des lois supérieures de la raison ». (1)

Je vous propose de nous arrêter sur cette phrase.

Pourquoi ?

À cause de l’idée que Socrate a été « obligé de se suicider ». On peut la défendre, mais on peut aussi comprendre, selon le mot de Pierre Hadot, que sa mort était une décision « quasi volontaire » de sa part, ce que Nietzsche affirmait déjà avec force : 

« C’est Socrate lui-même qui, en toute lucidité, sans le frisson naturel qui saisit l’homme devant la mort, semble avoir obtenu d’être condamné à mort et non à l’exil » (2).

Comment expliquer cette attitude ?

Socrate pensait que le dieu Apollon lui avait assigné une tâche à laquelle il devait consacrer son existence : « Vivre en philosophant, c’est-à-dire en soumettant moi-même et les autres à examen » (3). Or, comme le souligne Luc Brisson, si la pratique de la philosophie n’est plus possible, la vie ne vaut pas la peine d’être vécue (4). C’est justement ce qui se produisit pour Socrate. Il le dit lui-même : 

« Je tiens pour évident qu’il valait mieux pour moi mourir maintenant et être libéré de tout souci. Voilà pourquoi le signal ne m’a, à aucun moment, retenu. » (5)

De quel « signal » parle-t-il ?

D’un « signe divin », son « génie », le fameux « démon de Socrate » – ou plus précisément le signe provoqué par un daimôn, un mot grec qui signifie « destin » ou « divinité », qui désigne ici un être intermédiaire entre l’humain et le divin (6). Ce signe s’exprime sous la forme d’une « voix intérieure ». 

On peut la prendre au sérieux. D’abord, Socrate y fait plusieurs fois référence. Ensuite, comme le souligne le philosophe James Hans, ses interlocuteurs savent de quoi il parle quand il l’évoque, et ils connaissent son pouvoir (7). Reste à comprendre comment elle fonctionne.

Et d’où elle vient...

Oui, mais avant, écoutons Socrate. Il la décrit comme « une voix qui, lorsqu’elle se fait entendre, me détourne toujours de ce que je vais faire, mais qui jamais ne me pousse à l’action » (8). Et à propos de son attitude après l’annonce de sa condamnation à mort : 

« Il m’est arrivé quelque chose d’étonnant. […] Alors que la voix divinatoire qui m’est familière […] ne cessait de se manifester jusqu’à ce jour pour m’empêcher, même pour des affaires de peu d’importance, de faire ce que je ne devais pas faire, […] aujourd’hui, au contraire, [elle] ne m’a jamais empêché de faire ou de dire quoi que ce soit. Quelle raison dois-je avancer pour expliquer la chose ? […] C’est que ce qui m’arrive a des chances d’être un bien pour moi […] : il n’eût pas été possible, en effet, que le signe qui m’est familier ne se fût point opposé à moi, si ce que j’allais faire [choisir la mort] n’eût pas été une bonne chose. » (9)

Lorsque la voix parle à Socrate, elle ne lui explique pas pourquoi il ne doit pas entreprendre telle action. Socrate doit interpréter son message. Ici, alors qu’il vit un moment crucial, il lui accorde sa confiance, même si elle se tait, et c’est son silence que, cette fois, il doit interpréter (10). 

Quelle est la nature de cette « voix » ?

On pourrait penser qu’elle est intérieure à l’esprit de Socrate : elle serait l’expression de sa conscience, de sa raison ou d’un sens moral particulier. On pourrait aussi la juger extérieure à lui : la voix serait alors celle de la divinité.

On trouve chez Plutarque l’idée intéressante que, si Socrate peut entendre une voix, c’est parce qu’il se trouve dans un état psychologique approprié : 

« Pendant le jour, il est bien difficile de tenir l’âme attentive aux avertissements divins. Le tumulte des passions qui nous agitent, les besoins multipliés que nous éprouvons, nous rendent sourds ou inattentifs aux avis que les dieux nous donnent. Mais Socrate […] saisissait facilement les impressions des objets qui venaient frapper son intelligence; et vraisemblablement ces impressions étaient produites […] par la parole de son génie, qui, sans produire aucun son extérieur, frappait la partie intelligente de son âme, par la chose même qu’il lui faisait connaître. » (11)

Les deux explications – voix issue de la raison, par exemple, et voix issue du divin – peuvent être compatibles : une délibération guidée par la raison suppose une capacité à ne pas laisser son attention perturbée par des éléments accessoires (des désirs, des rancunes, des préjugés, etc.) afin que l’esprit soit disponible pour la délibération, comme il peut être disponible, à l’instar de Socrate, pour recevoir un signe divin. 

Donc tout le monde pourrait entendre un tel signe ?

Oui, mais peu de gens en seraient capables parce que, selon James Hans, ils « ne sont pas suffisamment en harmonie avec la nature des choses pour être capables d’entendre leur voix » (12). 

Nous avons parlé du démon de Socrate, mais pas de la démocratie…

Nous avons fait une grande digression – de la démocratie européenne au démon de Socrate –, mais, sur un plan étymologique, nous n’avons pas été si loin de la démocratie, car les mots « démocratie » et « démon » ont une racine commune : un mot grec qui signifie « partager, déchirer », et qui a donné le dêmos de « démocratie » (le « territoire », puis le « peuple »), et le daimôn du « démon » (« qui attribue, donne en partage ») (13). Dans un cas, la distribution des territoires ; dans l’autre cas, la distribution des destinées.

(1) « Robert Menasse, écrivain autrichien : ‘Il est grand temps de discuter de la démocratie européenne, de ses déficits et de ses contradictions’ », Le Monde, 3 février 2024.

(2) P. Hadot, Exercices spirituels et philosophie antique, Albin Michel, 2002, et F. Nietzsche, Die Geburt der Tragödie aus dem Geiste der Musik, 1872, tr. G. Bianquis, La naissance de la tragédie, Gallimard 1949. Le passage de Nietzsche est cité par Pierre Hadot. 

(3) Platon, Apologie de Socrate, tr. L. Bisson, GF Flammarion, 5ème édition, 2017. 

(4) L. Brisson, Introduction à l’Apologie de Socrate, op. cit. 

(5) Platon, Apologie, op. cit.

(6) L. Brisson, op. cit. « Daimôn désigne une puissance divine, que souvent on ne peut ou on ne veut nommer, d’où le double sens de ‘destin’ (heureux ou malheureux) et de ‘divinité’. Le terme a aussi le sens de ‘génie attaché à chaque homme ou à une cité’, d’où son emploi à propos de Socrate. » (A. Rey (dir.), Dictionnaire historique de la langue française Le Robert, Le Robert, 2010).

(7) J. S. Hans, Socrates and the irrational, University of Virginia Press, 2005.

(8) Platon, Apologie, op. cit. Chez Xénophon, cette voix intérieure indique aussi à Socrate ce qu’il est bon de faire : « [Le démon] l’avertissait de ce qu’il avait à faire ou non » (Les Mémorables, tr. E. Talbot, Garnier-Flammarion, 1859). Voir aussi Plutarque : « C’était un génie familier qui le portait à agir ou qui l’en empêchait » (Le démon de Socrate, tr. D. Ricard, in Œuvres morales de Plutarque, tome III, Léfèvre, 1844). 

(9) Platon, Apologie, op. cit.

(10) Il estime que le silence de sa voix intérieure est logique, notamment parce que, pour Socrate comme pour sa voix, « les raisons sont nombreuses d’espérer que la mort soit un bien ». Ibid. 

(11) Plutarque, Le démon de Socrate, op. cit.

(12) J. S. Hans, Socrates and the irrational, op. cit. 

(13) A. Rey (dir.), Dictionnaire historique de la langue française Le Robert, op. cit.

Un entretien réalisé par Laurence Aubron.