Retrouvez chaque semaine sur euradio l'analyse d'une actualité européenne avec Joséphine Staron, directrice des études et des relations internationales du think tank Synopia.
Aujourd’hui vous souhaitez revenir sur la journée de l’Europe qui, comme chaque année, a eu lieu le 9 mai et a été célébrée dans toute l’Europe. Pourquoi cette journée est-elle si spéciale cette année selon vous ?
Chaque année depuis la création de la Communauté européenne, on commémore la déclaration de Robert Schuman du 9 mai 1950. 73 ans plus tard, les mots d’un des pères fondateurs de l’Europe résonnent d’une manière encore plus particulière, et tout ou presque pourrait être transposé à la situation que nous vivons actuellement et à l’espoir de refondation du projet européen.
Dans vos chroniques, vous insistez régulièrement sur le fait que l’Europe est à un moment charnière de son histoire. Mais est-ce qu’on peut vraiment comparer les contextes de 1950 et 2023 ?
Oui et à plusieurs égards. Rien que la première phrase parle d’elle-même : « La paix mondiale ne saurait être sauvegardée sans des efforts créateurs à la mesure des dangers qui la menacent ». En 1950, les stigmates de la Seconde Guerre mondiale sont encore bien présents, les Nations européennes sont considérablement affaiblies, les ressentiments sont à leur comble, et la partition du monde en deux blocs antagonistes – Est et Ouest – se confirme. Et pourtant, dans un contexte plus que défavorable, c’est la solidarité qui va prévaloir. Non pas en tant que principe humaniste. Mais d’abord en tant que principe pragmatique, comme choix conscient que nos destins entre Européens sont plus liés que jamais dans cette reconfiguration du monde qui s’amorce. Et cette solidarité, elle ne va pas cesser de s’élargir, aussi bien du point de vue des domaines d’action que des pays concernés. Si le contexte est différent aujourd’hui, les défis sont très similaires et les questions qui se posent sont semblables à celles de 1950 : comment préserver la souveraineté des États européens dans un contexte géopolitique instable, où les institutions du multilatéralisme sont remises en cause, où les tensions entre puissances sont de plus en plus palpables, où les guerres réapparaissent à nos portes, où les dangers du décrochage économique se font de plus en plus sentir ? C’est finalement l’enjeu de la place des Européens dans le nouvel ordre mondial, comme en 1950, qui se joue aujourd’hui.
Et justement, à quelle place peut-on encore aspirer, quel rôle peut-on encore espérer avoir dans ce nouveau contexte ?
Il n’y a pas beaucoup d’options. Soit, les Européens s’engagent dans la voie du statu quo comme ils savent très bien le faire. Et dans ce cas ils perdront progressivement tout crédit auprès des autres puissances régionales et internationales. Soit, ils s’engagent dans la voie de la puissance, qui avait été initiée en 1950 sans aboutir finalement à une véritable stratégie commune. La voie du statu quo est la plus simple : il s’agirait au final de continuer à normaliser, à réglementer dans notre coin, comme on le fait depuis des années, en nous appuyant sur les principes du néolibéralisme économique et sur l’illusion que les règles du commerce international sont encore respectées par d’autres que nous... Mais, pour l’instant du moins, c’est l’autre voie que les Européens semblent privilégier et il y a de nombreuses preuves de cette bifurcation, depuis la crise sanitaire notamment.
On peut dire que les crises successives, jusqu’à la guerre en Ukraine, auront finalement aidé les États européens à s’engouffrer dans cette deuxième voie ?
Oui. Les crises, et c’est très cynique de le dire comme ça, mais elles sont assez salvatrices pour l’UE. C’est Jean Monnet, autre père fondateur, qui le pressentait déjà lorsqu’il disait que « l’Europe se fera dans les crises et qu’elle sera la somme des solutions apportées à ces crises ». Lorsqu’elle n’a pas été capable d’apporter des réponses efficaces et solidaires à des crises, comme lors de la crise migratoire de 2015 par exemple, l’intégration a reculé. Conséquence majeure de cette mauvaise gestion d’ailleurs : le Brexit – acte de désolidarisation majeur. Mais lorsqu’elle parvient à apporter une réponse, au contraire, l’intégration avance et parfois de manière incroyablement rapide et impressionnante. C’est le cas en 2020, quelques mois après le début de la pandémie, lorsqu’elle vote un plan de relance inédit, qu’elle suspend le Pacte de Stabilité, et qu’elle met au point un programme d’achat commun de vaccins, alors même que la Santé n’est pas dans son champ de compétences. C’est encore le cas aujourd’hui quand elle affiche une solidarité sans borne avec l’Ukraine, qu’elle vote les sanctions les plus dures jamais votées, ou qu’elle propose un plan industriel d’une ampleur inédite (même s’il est encore limité par rapport à ceux de nos concurrents, États-Unis et Chine notamment).
Votre regard sur l’Europe et son avenir ne sont-ils pas un peu trop optimistes sachant tout le retard qu’on a pris dans des domaines d’intérêt stratégique ?
Il ne faut pas confondre optimisme avec naïveté. Il serait en effet naïf et même dangereux de croire que l’Europe est définitivement engagée sur la voie de la puissance et qu’elle se donnera durablement les moyens pour y rester. Rien n’est moins sûr. Si le contexte venait à changer, que les Européens ne percevaient plus aussi nettement qu’aujourd’hui la nécessité d’une coopération et d’une solidarité approfondie, on pourrait très vite revenir à la situation précédente et à l’attitude confortable du statu quo... Les volontés politiques sont très dépendantes des évolutions de contexte, des changements dans l’opinion publique ou tout simplement des divergences d’intérêts qui peuvent réapparaître à tout moment. Donc c’est loin d’être gagné pour l’Europe, et le retard accumulé sera très difficile à rattraper. Mais je pense qu’il faut vraiment regarder avec optimisme les transformations qui sont en train de s’opérer, notamment sous l’impulsion d’Ursula Van der Leyen et du Commissaire Thierry Breton. L’optimisme est d’autant plus important aujourd’hui qu’il y a peu de choses qui peuvent en susciter : entre la guerre en Ukraine, les tensions dans le monde, les enjeux climatiques, la crise économique... il y a peu de sujets de réjouissance. Alors il n’y a rien de mal à se réjouir, sans pour autant être naïf, du virage stratégique que semble prendre l’Union européenne. D’autant que les Européens seront appelés aux urnes dans un an très exactement pour les élections européennes et qu’il faut espérer qu’ils accorderont leur confiance à des représentants qui croient dans le projet européen, plutôt qu’à ceux qui souhaitent sa disparition.
Entretien réalisé par Laurence Aubron.