Retrouvez chaque semaine sur euradio l'analyse d'une actualité européenne avec Joséphine Staron, directrice des études et des relations internationales du think tank Synopia.
Lorsqu’il s’est exprimé sur la nouvelle politique industrielle de l’Union européenne, le Commissaire Thierry Breton a annoncé la fin de la naïveté des Européens qui ont longtemps pensé que le marché économique pourrait tout régler, sans interventionnisme des pouvoirs publics. C’est une véritable révolution dans la manière de penser pour les institutions ?
Oui, on est en train d’assister à un tournant majeur en Europe. Thierry Breton résume très bien les choses : ces dernières décennies, les Européens ont regardé d’un air présomptueux les déclarations de la Chine ou de la Russie lorsque ces deux pays mettaient en avant des plans économiques et industriels d’envergure, à 10, 20, 50 ans. Ils voyaient ça comme les expressions d’un monde révolu où planification et protectionnisme étaient perçus comme des outils archaïques, tout juste bons pour des régimes autoritaires qui n’avaient pas compris que le monde avait changé. Mais au final, on s’est rendu compte que c’est nous qui n’avions pas compris l’évolution du monde : plus compétitif, plus conflictuel, avec une perte d’influence des valeurs et des règles occidentales, ainsi que des organisations internationales.
Pourquoi cette prise de conscience soudaine ?
Ça a commencé au moment de la crise sanitaire, quand on s’est aperçus qu’on dépendait quasi entièrement de la Chine pour nos importations en médicaments et matériels médical. Puis ça s’est aggravé avec la guerre en Ukraine. Cette fois, c’est notre dépendance énergétique qui nous a sauté aux yeux. Et depuis, les grandes puissances ne cessent d’annoncer des grands programmes industriels, des plans Marshall en fait. La Chine bien sur qui, à travers son programme « Made in China 2025 », lancé en 2015 dans l’indifférence générale, lui a permis de s’imposer dans des secteurs stratégiques, notamment la voiture électrique. Et le dernier coup de semonce, c’est la loi votée en septembre dernier par les États-Unis, l’Inflation reduction act qui correspond grosso modo au plan chinois, c’est la promotion du « Made in America » avec l’injection de centaines de milliards de dollars dans l’industrie verte pour attirer les entreprises.
Et ça fonctionne ?
Très bien ! De nombreuses entreprises européennes ont déjà annoncé qu’elles allaient délocaliser leur production aux États-Unis pour bénéficier des aides. C’est le cas notamment de Volkswagen qui a déjà investi 2 milliards pour monter une usine de véhicules électriques en Caroline du Sud.
Face à cela, comment les Européens réagissent ?
La réaction n’a pas été immédiate, sauf du côté de la France qui a tout de suite mis en garde contre les conséquences des politiques protectionnistes, notamment celle des États-Unis. Mais il a d’abord fallu convaincre les États membres que c’était dans l’intérêt de tout le monde de revoir notre modèle.
Le plus difficile, c’était de faire comprendre que le Pacte Vert qui est érigé comme LA politique futuriste, visionnaire de l’UE, n’avait aucune chance sans une stratégie industrielle adéquate, à la hauteur des enjeux. Il a fallu plusieurs mois mais finalement, la Commission a mis sur la table deux propositions ambitieuses, l’une sur une industrie à zéro émission nette et l'autre sur les matières premières critiques.
Concrètement, de quoi s’agit-il ?
La loi sur une industrie à zéro émission nette vise à concentrer les investissements sur des secteurs clés. Il y en a huit qui ont été identifiés jusqu’à présent : photovoltaïque, éolien, batteries, pompes à chaleur, électrolyseurs, biogaz, captage et stockage du carbone, technologies de réseaux. Dans tous ces domaines, les dispositifs pour recevoir des aides d’État seront assouplis, les procédures d’autorisation de nouveaux sites seront simplifiées et surtout raccourcies, et les investissements privés seront largement encouragés. En fait, l’idée c’est d’alléger l’environnement réglementaire européen pour qu’il ne pénalise pas l’industrie, mais au contraire pour qu’il la dope.
Et la loi sur les matières premières critiques ?
Là encore, c’est probablement Thierry Breton qui résume le mieux l’ambition : « Pas de batteries sans lithium, pas d’éoliennes sans terres rares, pas de munitions sans tungstène ». Donc l’idée c’est que l’Europe puisse mieux extraire ses propres ressources, et moins dépendre des importations étrangères pour des matières premières qui sont essentiels aux technologies vertes et aussi numériques. L’ambition c’est donc de produire, en Europe, 20 % des semi-conducteurs et 40 % de ses besoins en technologie verte d’ici 2030. Assortie à cela, la Commission a proposé une nouvelle règle qui s’inscrit dans une vraie recherche d’autonomie stratégique : l’UE ne doit jamais dépendre d’un seul pays pour plus de 65 % de ses besoins.
Avec cette nouvelle stratégie industrielle, est-ce qu’on peut dire que l’Europe s’engage elle aussi dans la voie de la planification et du protectionnisme ?
C’est ce que beaucoup redoutent oui. Mais je pense que l’Union européenne a montré dans son histoire qu’elle ne faisait jamais rien comme les autres : elle a développé un modèle de solidarité tout à fait inédit, des règles de coopération jamais vues à l’échelle de l’histoire. Les États européens sont profondément attachés aux valeurs libérales, aux échanges commerciaux, à l’ouverture sur le monde. Je ne pense pas que ça changera et d’ailleurs, les ambitions et les programmes européens ne visent en aucun cas la recherche d’une autarcie totale. Mais les Européens commencent à prendre acte du fait que le monde a changé, et que l’Europe doit les protéger contre les tentatives hégémoniques d’autres puissances d’un point de vue économique et commercial. Et ce plan industriel, c’est une réponse au besoin de protection (à ne pas assimiler avec protectionnisme) qu’exprime les Européens.
Entretien réalisé par Laurence Aubron.